Le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, prix Nobel de la paix en 2019, mène une guerre violente aux séparatistes du Tigré. Dans ce conflit tragique, il a commis au moins trois erreurs majeures, selon François Lafargue, professeur de géopolitique.
Depuis l’automne 2020, l’armée éthiopienne fait face à un mouvement insurrectionnel, le Front Populaire de Libération du Tigré (FPLT), qui réclame une large autonomie pour la province du Tigré (nord du pays). Près d’un an après le début des hostilités, cette crise, dont le bilan humain pourrait s’établir à plusieurs dizaines de milliers de morts, est en passe de devenir un conflit régional à l’issue encore incertaine.
Il peut sembler à première vue assez surprenant que le gouvernement d’Addis-Abeba ne parvienne pas, depuis bientôt une année, sur un théâtre d’opérations somme toute circonscrit à la province du Tigré (de l’ordre de 50 000 km2, soit 5 % de la superficie du pays), à venir à bout des Forces de défense du Tigré (FDT), dont les membres sont, pour la plupart, issus des forces de sécurité de la province du Tigré, de déserteurs de l’armée fédérale et de membres du parti politique FPLT.
L’Éthiopie dispose pourtant de l’une des armées les plus opérationnelles d’Afrique subsaharienne, encadrée par des hommes aguerris par de longues années d’affrontement contre l’ancien régime marxiste de Mengistu (1977-1991).
Au printemps 2021, l’Éthiopie était le troisième contributeur de Casques bleus des Nations unies, avec près de 5 500 soldats et personnels civils déployés, principalement dans la République du Soudan et dans la République du Soudan du Sud, dans le cadre des missions FISNUA (Force intérimaire de sécurité des Nations unies pour Abiyé) et MINUSS (Mission des Nations unies au Soudan du Sud). En parallèle, l’Éthiopie participe à la Mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM), avec 4 300 hommes sur le terrain aujourd’hui. Or cette armée forte de 138 000 hommes apparaît désemparée face à une guérilla qui ne dispose guère d’appui extérieur. Comment l’expliquer ?
Un appareil militaire peu efficace et affaibli par le limogeage de nombreux officiers tigréens
Après le renversement du régime de Mengistu en 1991 et l’arrivée au pouvoir à Addis-Abeba du tigréen Meles Zenawi, ancien chef du FPLT, qui dirigera le gouvernement de transition jusqu’en 1995 avant d’être élu premier ministre, la minorité tigréenne met la main sur la plupart des leviers de l’appareil d’État et, en particulier, sur les structures militaires et sécuritaires. Le poste de chef d’état-major de l’armée sera occupé pendant trente ans par trois personnalités tigréennes, dont Samora Yunis (2001-2018).
Après le décès de Meles Zenawi en 2012 et l’accession au poste de premier ministre de Hailemariam Desalegn, originaire du sud du pays, la minorité tigréenne (qui représente 6 % de la population), très présente, on l’a dit, dans l’appareil de sécurité, et aussi dans l’économie, a vu son rôle s’amoindrir. Dans le même temps, les mouvements de contestation s’amplifient contre un régime de plus en plus autoritaire. Les ONG comme Human Rights Watch dénoncent le fréquent recours du régime d’Addis-Abeba aux détentions arbitraires et aux exécutions extrajudicaires.
En février 2018, Desalegn démissionne. Son successeur Abiy Ahmed, écarte dès sa prise de fonctions bon nombre des cadres tigréens, controversés mais fins connaisseurs des affaires militaires. Certains sont même traduits en justice au nom de la lutte contre la corruption ou pour des motifs criminels, comme Getachew Assefa, l’ancien chef des services de renseignement et de sécurité éthiopiens (NISS).
L’élite tigréenne avait soutenu l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed, perçu, de par son profil (avec des origines oromo et amhara) comme un homme de consensus, qui néanmoins ne remettrait pas en question le rôle des Tigréens dans l’appareil d’État. Mais le nouveau premier ministre choisit progressivement de s’émanciper, considérant que la place centrale dans les affaires publiques de la minorité tigréenne ne se justifiait plus.
Ces limogeages affaiblissent l’institution militaire. Aujourd’hui, si tous les officiers d’origine tigréenne servant dans l’armée fédérale ne sont pas séparatistes, leur loyauté apparaît cependant douteuse, et ils sont écartés du commandement des opérations. Une large majorité des soldats des Forces nationales de défense éthiopienne (FNDE) a surtout exercé des missions de maintien de l’ordre, et n’a jamais connu l’épreuve du feu, étant trop jeunes pour avoir combattu contre l’Érythrée entre 1998 et 2000.
En outre, si les FNDE se classent au deuxième rang en Afrique subsaharienne en nombre de soldats, et au dixième rang en termes de budget, et si l’Éthiopie a notamment fait l’acquisition de 200 chars T-72 auprès de l’Ukraine en 2011, les moyens opérationnels d’Addis-Abeba sont limités et vieillissants (son aviation se limite à une quinzaine de MIG-21 et une dizaine de SU-27), selon les données de l’organisme SIPRI.
Le relief accidenté de la région du Tigré, constituée de hautes montagnes (la capitale du Tigré, Mekele, est située à 2 070 mètres d’altitude), offre un sanctuaire inexpugnable aux insurgés, qui se déplacent en formation commando de quelques hommes et très souvent de nuit. L’aviation est de faible utilité dans une région qui ne présente pas de cibles stratégiques à détruire (bases militaires ou dépôts de munitions) ; en outre, les responsables éthiopiens cherchent à éviter de faire de nombreuses victimes civiles au sein de la population locale, et évitent donc d’avoir recours à des bombardements massifs. Les aéroports locaux sont parfois le seul moyen d’acheminer des forces militaires et représentent une cible de premier choix pour les Forces de défense du Tigré. De plus, les moyens aéromobiles de l’armée sont insuffisants pour assurer un déplacement rapide de troupes.
L’armée éthiopienne est en mesure de mener des offensives (avec peut-être l’aide de drones de fabrication chinoise, lancés par les Émirats arabes unis à partir du territoire de l’Érythrée), mais l’occupation du terrain conquis est difficile. L’état des routes est déplorable, les pluies diluviennes en été les rendent souvent impraticables, et la progression de l’infanterie est lente et dangereuse à travers les cols de montagne.
Un conflit asymétrique mené comme une guerre de masse
Dans une guerre de contre-insurrection, l’objectif est de « gagner les cœurs et les esprits », pour reprendre la formule attribuée au général britannique Gérald Templer. La population du Tigré éprouve une grande lassitude après quatre décennies de guerre (contre le régime militaire de Mengistu, puis contre l’Érythrée) et n’approuve pas nécessairement le discours belliqueux et séparatiste des dirigeants du FPLT. Mais les exactions (viols de masse, pillage et destruction de villages) perpétrées par les troupes érythréennes, engagées dans le combat aux côtés de celles de l’Éthiopie, l’ont amenée à se ranger de facto aux côtés des insurgés, dont le nombre est estimé par l’International Crisis Group à environ 250 000.
L’erreur d’Abiy Ahmed est de n’avoir pas su isoler les rebelles tigréens de la population civile. Le soutien apporté par les paysans du Tigré aux insurgés se justifie également par la crainte des expropriations foncières au profit des investisseurs étrangers. Le gouvernement éthiopien a en effet concédé depuis une vingtaine d’années des milliers d’hectares de terres arables à des groupes agroalimentaires étrangers, notamment indiens et saoudiens, afin de développer les cultures d’exportation.
Le FPLT a été dans les années 1970 une guérilla d’inspiration maoïste dont les membres avaient reçu une instruction militaire en Chine populaire. Cette aide s’explique par le contexte de rivalité stratégique avec l’Union soviétique, alors alliée de la junte militaire au pouvoir à Addis-Abeba. Vivre aux côtés des paysans comme « un poisson dans l’eau » pour reprendre l’aphorisme de Mao Zedong et encercler les villes par les campagnes restent le leitmotiv des insurgés. Les réflexes acquis lors des années de lutte reviennent, d’autant plus facilement que les principaux cadres du FPLT, comme l’ancien premier ministre du Tigré Debretsion Gebremichael, ont passé leur jeunesse dans les maquis.
Enfin, le FPLT a pu s’équiper en armements en pillant les bases militaires situées dans la province et en récupérant les armes des vaincus. Les soldats de l’armée régulière n’ont guère la même détermination. Originaires d’autres zones du pays, essentiellement de la région Amhara voisine, ils compensent la maigreur de leur solde par des pillages systématiques, notamment du bétail et des biens matériels.
Une intransigeance qui irrite la communauté internationale
La troisième erreur d’Abiy Ahmed est d’être resté hostile aux demandes des organisations humanitaires et de la communauté internationale de pouvoir se rendre librement au Tigré, et d’avoir nié pendant plusieurs mois les exactions commises par son armée et son allié érythréen.
Les Occidentaux avaient pensé au départ que l’intervention armée des FNDE serait brève et resterait une affaire intérieure, qui ne susciterait guère d’émotion internationale. Abiy Ahmed bénéficiait d’un crédit plutôt favorable en Europe et aux États-Unis, grâce à ses efforts de réconciliation menés avec l’Érythrée (qui lui valurent le prix Nobel de la paix en 2019) et par sa volonté de continuer la transformation économique de son pays.
Mais l’accumulation des preuves de massacres, les déplacements forcés de populations et les craintes de famine dans la région, réminiscence des tragédies des années 1984-1985, ont contraint le Conseil de sécurité à s’impliquer davantage. Mais son action est paralysée par les divisions entre, d’une part, la Chine et la Russie (qui voient dans la question du Tigré une crise intérieure que seul le gouvernement d’Addis-Abeba peut régler) et, d’autre part, les nations occidentales, plus décidées à prendre des sanctions contre le gouvernement éthiopien pour l’inciter à entamer des pourparlers avec les rebelles.
En juillet 2021, Janez Lenarcic, le commissaire européen à l’Aide humanitaire et à la Réaction aux crises, a dénoncé les difficultés pour acheminer l’aide internationale aux populations civiles du Tigré, victimes selon lui d’un véritable siège et le Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Josep Borrell a appelé l’Union à prendre des sanctions – un pas que Washington a déjà franchi en interdisant de visa certains responsables éthiopiens et érythréens.
Trois voies possibles
Abiy Ahmed a-t-il pour autant perdu la guerre ? Trois scénarios se dessinent :
La « paix des braves », qui se solderait par un statut de large autonomie accordé à la province et des dédommagements matériels versés aux victimes des exactions, en échange d’un renoncement des Tigréens à la lutte armée. Abiy Ahmed a été conforté par sa récente victoire aux élections législatives (sa formation, le Parti de la prospérité, a obtenu les trois quarts des sièges au Parlement). Une victoire à nuancer puisque le scrutin a été entaché de fraudes et émaillé de multiples violences et d’appels au boycott de la part de certains mouvements politiques.
La guerre totale, dans l’espoir d’obtenir la reddition des séditieux. Mais comment Abiy Ahmed pourrait-il prétendre vaincre le FPLT, qui avait su mettre en échec la redoutable machine de guerre de Mengistu, soutenue par l’Union soviétique, Cuba et l’Allemagne de l’Est ? Une nuance s’impose toutefois : à l’époque, le FPLT n’était pas pris en tenaille comme aujourd’hui, puisque le Front Populaire de Libération de l’Érythrée (qui a pris le pouvoir en 1993 à Asmara) luttait à ses côtés et portait de rudes coups à l’adversaire.
Une internationalisation de la crise, encouragée par les pays voisins. L’Égypte, la République du Soudan et la République du Soudan du Sud s’inquiètent de la mise en service du barrage Renaissance, qui pourrait avoir des effets négatifs sur leur approvisionnement en eau. Ces trois voisins ne verraient pas d’un mauvais œil un affaiblissement de l’Éthiopie. Cette internationalisation pourrait se traduire par le déploiement au Tigré d’une force d’interposition étrangère, et à terme par la reconnaissance d’une certaine souveraineté de la région du Tigré, qui ouvrirait la voie aux revendications exprimées par d’autres minorités du pays, comme les Oromos.
Pour des raisons diverses, les grandes puissances, qu’il s’agisse des États-Unis, de l’Union européenne ou la Chine, n’ont guère intérêt à un éclatement de la fédération d’Éthiopie. Il faut donc espérer un engagement plus actif de leur part pour mettre un terme à cette douloureuse crise politique et humanitaire.
François Lafargue, Professeur de géopolitique et d’économie internationale, PSB Paris School of Business – UGEI
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.