La question de l’antériorité blanche ou noire en Afrique du Sud revient souvent au centre des débats. Les historiens ont joué un rôle qui a eu des conséquences politiques importantes.
Trente ans après l’abrogation officielle des lois de l’apartheid, les discussions vont toujours bon train entre chercheurs et historiens. Le sujet de la discorde : la présence des Blancs, qui aurait précédé celle des Noirs, en Afrique du Sud. Sur ce sujet, les recherches sont pour le moins floues et loin d’être simples. Dans « Afrique : l’histoire à l’endroit », sorti en 1989, l’historien Bernard Lugan revient sur ce débat déjà très agité entre spécialistes. L’auteur explique que la « réalité historique » permet d’éloigner de toute « spéculation ». Mais quelle réalité ? L’histoire coloniale sud-africaine est claire : Vasco de Gama, au XVe siècle, aborda les côtes du Natal en Afrique du Sud sans que les Portugais le colonisent le pays. Ce sont les Hollandais qui furent à l’origine du premier établissement européen, au milieu du XVIIe siècle. Mais le débat porte sur la période précédant la colonisation.
Avant cela, entre les XIIe et XVe siècles, les Bushmen et les Bantous se livraient une bataille de territoires, deux siècles après l’arrivée des pasteurs bushmen depuis le centre du continent. Mais Bernard Lugan résume ainsi l’histoire précoloniale de l’Afrique du Sud : « Au sud du fleuve Orange et de la Fish River, les colons hollandais ont bien constitué le premier peuplement sédentaire, tandis que l’antériorité des Noirs au nord de la rivière Kei n’est contestée par personne ». Cependant, un doute historique subsiste, continue-t-il, à propos de la région comprise entre les rivières Fish et Kei. « Au sud de la rivière Kei, les Xhosa étaient-ils déjà établis, étaient-ils en cours d’établissement ou bien commençaient-ils à parcourir la contrée, poussant du bétail devant eux, lorsque les premiers Européens venus du Cap y parvinrent ? », demande Bernard Lugan.
Si l’historien tente de relancer le débat sur le terrain de l’histoire, on n’est pas plus avancé. « La vérité scientifique oblige à reconnaître que les Noirs, tout comme les Blancs, sont des étrangers en Afrique du Sud. Les uns ont envahi la région depuis le nord et les autres depuis le sud », nuance-t-il pour botter en touche, arguant que « leur marche en avant s’est même en partie effectuée simultanément. C’est au moment de leur contact que la frontière entre les zones blanches et noires s’est imposée. L’avancée du front pionnier blanc fut favorisée par la possession du cheval et des armes à feu ».
« La nation sud-africaine blanche s’est construite sur le mythe d’un pays vierge bâti par les Européens »
Certes, la question a le mérite d’être posée. Y répondre, c’est donner aux uns et aux autres « des droits naturels qui découlent de la priorité de leur occupation », ajoute l’historien.
A lire Bernard Lugan, il serait donc quasiment impossible de répondre à la question de l’antériorité des Blancs ou des Noirs en Afrique du Sud. De quoi alimenter la théorie des adeptes du nationalisme afrikaner. Ce que déplorent d’autres historiens, à l’instar d’Etienne Augris, professeur d’histoire-géographie en section internationale britannique au lycée Jeanne-d’Arc de Nancy. Dans la revue L’Éléphant, il assure que la théorie développée par Lugan sert la théorie afrikaner sans s’appuyer pour autant sur des faits clairs et précis. « La nation sud-africaine blanche s’est construite sur le mythe d’un pays vierge bâti par les Européens, écrit-il. La réalité est bien différente. La difficulté voire l’impossibilité d’écrire une histoire politique n’implique pas l’absence de celle-ci ». L’auteur de ces lignes explique que « l’histoire orale et l’archéologie ne suffisent pas à combler les incertitudes liées à l’absence de sources écrites ».
Des incertitudes qui ont provoqué une réécriture de l’histoire. Une histoire qui, dans sa version revisitée, a légitimé la possession de la terre par les populations blanches. « Ce processus de réécriture de l’histoire blanche, et afrikaner en particulier, mérite réflexion dans la mesure où il est un avatar des rémanences des discours de l’apartheid », résume Gilles Teulié, professeur de civilisation britannique et du Commonwealth à l’université d’Aix-Marseille et spécialiste de l’Afrique du Sud.
Les Khoisan, décimés par les colons
Car cette affirmation consistant à penser que « les colons hollandais ont bien constitué le premier peuplement sédentaire » au sud du fleuve Orange et de la Fish River pourrait laisser à penser que le territoire conquis par les colons était désertique et dépourvu de toute population autochtone. Or, les populations indigènes étaient bel et bien là. A l’époque, « cette occupation progressive du territoire se fait d’autant plus facilement qu’elle ne rencontre qu’une faible résistance de la part de la population indigène », écrit Myriam Houssay-Holzschuch, doctorante en géographie à Paris IV-Sorbonne.
Les populations indigènes sont alors composées de Khoisan, plus connus sous les noms de Bushmen et d’Hottentots — des termes aujourd’hui péjoratifs —, peu à peu décimés par le matériel des colons mais également par les maladies que ces derniers ont apportées avec eux.
L’identité afrikaner naît donc d’une relecture systématique de l’histoire. Les événements sont réinterprétés, à coups de discours religieux calvinistes. Il faut dire que depuis l’arrivée des employés de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales au cap de Bonne Espérance, en 1652, la relation entre Européens et populations locales africaines a été compliquée, et a eu des conséquences sur toute l’histoire du pays jusqu’à la mise en place des lois piliers de l’apartheid.
Une colonisation moins violente qu’en Nieuw-Nederland
Mais pourquoi en est-on venu à penser que les Blancs ont été les premiers à être présents dans le sud du pays ? Conscients des soucis de la colonisation en Amérique du Nord, et en particulier en Nieuw-Nederland — New York aujourd’hui —, les colons hollandais n’avaient ni le droit de brutaliser les populations locales, ni de les réduire en esclavage ou de voler leur bétail. Une arrivée en douceur qui a permis d’effacer, avec le temps, la présence des Khoisan.
« L’histoire des Blancs se greffe alors sur une histoire multiséculaire. Celle des chasseurs sans (les Bushmen, ndlr), les premiers habitants de la région, évincés du Cap et refoulés vers les zones désertiques de l’intérieur par les pasteurs khoikhois, tandis qu’à l’est et au nord du fleuve Orange se développent les sociétés bien organisées des mondes bantou, nguni, sotho et tswana », écrit l’historien et ethnologue français Paul Coquerel. Une histoire qui, réécrite, donnera l’impression que les colons blancs sont arrivés dans un espace inhabité. Un mythe qui, perpétué, a changé l’histoire politique d’un pays qui restera à jamais marqué par l’apartheid.