Le Burundi, s’il n’est plus en guerre, se trouve toutefois confronté à de graves difficultés sur les plans politique et économique, écrit le professeur André Guichaoua.
Le Burundi, qui célèbre ce 1er juillet les 60 ans de son indépendance, est le pays le plus pauvre de la planète en termes de PIB par habitant. Ce triste constat doit se comprendre au regard d’une histoire jalonnée de nombreux événements dramatiques. Jusqu’en 1996, le pays a vécu au rythme des coups d’État, massacres, assassinats politiques… avant de plonger dans une longue guerre civile. La paix est progressivement rétablie en 2003. Pour autant, il renoue avec une gouvernance autoritaire en 2015.
Depuis, l’ONU note des progrès mais continue de dénoncer les violences politiques qui gangrènent le pays. Comment le Burundi en est-il arrivé là et pourquoi son sort ne s’améliore-t-il pas ?
Installer des autorités capables d’instaurer la paix : les élections de 2005
En 2005, après 25 ans de régimes militaires pro-tutsis (à cette date, les deux principales ethnies du pays : les Hutus et les Tutsis, comptaient respectivement pour 85 % et 14 % de la population) et dix années de guerre civile, les électeurs voulaient la paix et portaient à la présidence Pierre Nkurunziza, le chef du Conseil National de Défense de la Démocratie – Forces pour la Défense de la Démocratie (CNDD-FDD), le plus puissant mouvement de la rébellion hutue, capable de s’imposer aussi bien vis-à-vis de l’armée régulière, les Forces armées burundaises (FAB), que des ex-rébellions du camp hutu.
La position de force du CNDD-FDD (branche armée dissidente du CNDD, qui avait accepté de signer un cessez-le-feu avec le pouvoir en place en 1998) n’en était pas pour autant assurée. Sa primauté devait être validée électoralement alors que le processus de négociation entre partis politiques et d’élaboration du cadre constitutionnel avait été conduit sans sa participation.
Suivent cinq années de décantation politique au cours desquelles le CNDD-FDD parachève son implantation nationale.
Conforter la paix retrouvée et la stabilité du cadre politique : les élections de 2010
Face à une opposition divisée, les candidats locaux du CNDD-FDD et la personnalité charismatique du président sortant bénéficient d’un soutien massif des populations rurales. L’aspiration à la stabilité est d’autant plus forte que, pour la première fois dans l’histoire du pays, les électeurs sont appelés à voter au terme normal d’une échéance électorale.
Mais au-delà du réalisme, la forte participation électorale et les scores obtenus par le CNDD-FDD expriment un réel satisfecit envers un parti qui a su apaiser les divisions ethniques et a réussi l’intégration des forces armées, désormais sous contrôle de l’exécutif. Cette « réconciliation » nationale, notamment vis-à-vis d’une armée qui ne fait plus « peur à la population », a été le facteur déterminant de la victoire du CNDD-FDD.
Disposant des pleins pouvoirs aux divers échelons de la représentation nationale, sa direction s’engagea immédiatement dans la campagne électorale pour 2015. La priorité absolue accordée à la gestion des problèmes locaux, au renforcement de l’encadrement des populations, la structuration et la mobilisation permanente des militants et cadres du parti sont à la mesure de l’objectif : conserver durablement la totalité des pouvoirs.
Le coup de force du « troisième mandat » de Pierre Nkurunziza : les élections de 2015
Ayant réussi, en dix ans d’exercice, à concentrer entre ses mains les outils et ressources du pouvoir et instauré un parti unique de facto doté d’une jeunesse milicienne chargée de l’encadrement de proximité des populations et de la neutralisation de toute opposition organisée, il paraît alors insupportable au président d’avoir à renoncer à ses prérogatives.
Le 25 avril 2015, après la confirmation par le parti de la candidature du président sortant, la contestation populaire est immédiate et se renforce malgré la mobilisation policière. Le putsch militaire manqué du 13 mai, suivi d’une violente répression, met à nu les fractures au sein des forces armées. La génération de la liberté d’expression et des médias indépendants, qui aspire à la démocratie sans l’avoir vraiment expérimentée, est soumise.
En juillet, au terme d’élections « ni libres, ni crédibles » selon l’ONU, le CNDD-FDD dépasse la majorité des deux tiers à l’Assemblée nationale, qui est le pourcentage nécessaire pour s’émanciper des contraintes constitutionnelles et des accords d’Arusha afin de reconduire le président à la tête de l’État.
Le sauve-qui-peut électoral de 2020
Outre la répression des opposants, les tensions économiques s’aggravent : croissance en berne, fuite des capitaux, absence d’entretien des infrastructures, pillage des ressources publiques et forte réduction des prestations sociales dissuadent les aides internationales.
Au terme de son troisième mandat, les dirigeants du CNDD-FDD poussent vers la sortie « l’éternel guide suprême » devenu « imprésentable ». Ils font élire en mai 2020, suite à une élection contestée, le général Évariste Ndayishimiye, un homme de synthèse avisé et en retrait. Nkurunziza décède peu après du Covid-19, une maladie dont il avait toujours minoré le danger.
Alors que le parti-État contrôle tous les pouvoirs et ressources, régule la vie quotidienne des citoyens et n’a plus d’« ennemi » intérieur hors de son contrôle, le bilan des trois mandats de gouvernance CNDD-FDD est catastrophique. L’impuissance gestionnaire et la déshérence économique atteignent des niveaux inégalés à l’échelle régionale et internationale.
Faillite économique, contraintes structurelles et aspirations démocratiques
Il ne s’agit pas là d’un épiphénomène passager puisque le PIB, déjà très bas aux débuts des années 1990, ne cesse de baisser après les années 1993-1994 puis la guerre civile. Au plus bas en 2005, il repart à la hausse de 2005 à 2014, puis ne cesse de baisser depuis la crise de 2015. Au deuxième rang des pays les plus pauvres du monde en 2013 et 2014, le Burundi accède au premier rang en 2015 et s’y maintient depuis lors. Parallèlement, la dette publique progresse et le déficit des comptes publics se creuse. Une timide reprise de la croissance prévaut néanmoins en 2021.
L’indice du développement humain du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) qui inclut les critères de longévité, d’éducation et d’inégalités atteste lui aussi la dégradation impressionnante du pays : 138e rang mondial sur 189 pays en 1995, 169e en 2000, 182e en 2005, 180e en 2010 et 2015, 185e en 2019 et 2020.
Ainsi, dans quasiment tous les domaines économiques et sociaux, les performances burundaises sont parmi les plus basses de la planète, sans que nulle contrainte inédite ne puisse être invoquée. Au contraire, prenant le pas depuis 2012 sur les exportations traditionnelles de café et de thé, l’or et plus récemment les terres rares (2019 – 2022) sont parmi les premiers postes d’exportations du pays.
Potentiellement porteurs, mais fatals pour les agriculteurs aux terres dévastées, il est toutefois difficile, voire impossible, d’évaluer précisément les dividendes retirés du secteur minier, en raison de l’absence globale de transparence et de la complexité des arrangements entre les multiples partenaires nationaux et internationaux.
Le « peuple des collines » face à ses élites
Après le coup d’État d’avril 2015, la cogestion des « forces armées intégrées » (ex-FAB et rébellions) et les équilibres qui prévalaient entre l’armée et la police prennent fin. Sortis vainqueurs du putsch, les gradés récents issus de la rébellion ne s’imposaient plus aucune limite en matière de rattrapage financier et de « retards de carrière » vis-à-vis de leurs collègues tutsis plus âgés et diplômés des écoles militaires. Jusqu’alors contenues ou dissimulées (ICG, 2017), ces pratiques se transformaient en une compétition ouverte en matière d’enrichissement personnel à la mesure des pouvoirs de chacun.
Si l’on ajoute les crispations sécuritaires de l’encadrement de proximité des citoyens par le parti CNDD-FDD, on pourrait penser que la « nouvelle démocratie inclusive » des élites militaires issues des maquis n’a pas fondamentalement rompu avec le cadre et les pratiques des régimes antécédents.
Confirmant ainsi, comme les Burundais le disent, que les paysans sont censés être au pouvoir « par l’intermédiaire de leurs enfants » avec la distance d’une génération via l’école, les universités, les formations militaires et désormais le maquis au nom de leur statut de libérateurs du « peuple burundais ». En effet, après avoir été mis autoritairement au travail depuis l’indépendance par les divers régimes militaires qui se sont succédé pour s’approprier l’État, ce sont les propres enfants du « peuple des collines » – qui a majoritairement supporté le poids de la guerre civile – qui vivent désormais de son labeur.
Au regard de la faillite gestionnaire et sociale qui s’est instaurée et semble insurmontable, la rupture pourrait être potentiellement plus profonde que les divisions ethniques et régionales. Ayant porté au pouvoir des dirigeants issus de ses rangs, la paysannerie prend pleinement conscience qu’au-delà de l’atomisation et de l’inorganisation des travailleurs de la terre dont elle porte la responsabilité, c’est au travers des formes mêmes d’intégration et de participation au pouvoir d’État que découle son inexistence politique en tant que classe de petits producteurs.
Le rôle essentiel de la paysannerie et sa place dans l’État
C’est en effet la paysannerie qui fournit la quasi-totalité des membres et des ressources d’un parti-État dont la plupart des décisions de politique agraire sont prises sans consultation, y compris aux échelons de base où les délégués du parti, souvent des paysans, n’exercent que des fonctions d’exécutants. Face à un État qui, sous ses divers prête-noms publics ou privés, s’est imposé comme opérateur économique exclusif, ce sont ses fonctionnaires et, concrètement, les cadres du parti qui programment et dirigent les investissements, puis gèrent les interventions productives et leurs retombées.
Mais au Burundi la conscience aiguë de la dévalorisation du mode de vie des paysans et de leur dépossession repose sur une configuration idéologique particulière car, à la différence de nombreux pays africains où l’agriculture est moribonde, l’exercice quotidien de la domination subie est pondéré par la conscience de la puissance potentielle massive, si ce n’est de la paysannerie en tant que classe, du moins de l’ordre paysan. Cette force contenue est bien réelle même si elle s’exprime indirectement dans les limites imposées aux opérations de dynamisation productive et d’animation idéologique.
Dans un pays où l’État ne peut vivre sans le labeur offert des producteurs de la terre (soit 30 % du PIB pour 90 % de la main d’œuvre nationale) sous la forme de produits et de recettes d’exportation, ce repli sur leurs parcelles entretient le sentiment de « tenir » l’État. Largement partagé, il soude la paysannerie par-delà ses différenciations et réactive en permanence les valeurs rurales qui tirent leur force du sentiment séculaire de domination de la nature et d’intégration dans un ordre qui, face à la misère, est devenu pour beaucoup une ultime ligne de défense.
André Guichaoua, Professeur des universités, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.