Un demi-siècle après le décès de Bruce Lee, pour plusieurs générations d’Africains, l’acteur demeure une légende. Quel est le secret de la popularité du « Petit dragon » à travers le continent ?
On trouve peu de documentation sur l’histoire du cinéma en Afrique. Toutefois, plusieurs documentaires et chercheurs affirment que, alors que le cinéma hollywoodien faisait son entrée sur la scène culturelle africaine, entre les années 1950 et les années 1970 selon le pays, les films de combat furent très populaires auprès du public.
Parmi les vedettes de ces films, l’acteur Lee Jun-fan, alias Bruce Lee, qui est devenu un héros pour plusieurs générations de jeunes dans le monde, mais également en Afrique. Tant et si bien que longtemps après son décès et la démocratisation du cinéma sur le continent, les films du « Petit Dragon » ont été encore largement diffusés en Afrique, jusque dans les années 2000.
Sont-ce les prouesses cinématographiques de l’acteur et réalisateur, son talent de combattant ou sa philosophie qui ont séduit le public africain ? Une chose est sûre en tout cas, de nombreux Africains ont voulu marcher sur les pas de Bruce Lee.
Bruce Lee, un modèle pour les Africains
Le Camerounais Dominique Martin Saatenang a été le premier Africain à s’entrainer au Mont Song, en Chine, où Bruce Lee a supposément créé son jeet kune do. Dans ses dojos installés dans six pays africains, Saatenang a accroché un portrait de Bruce Lee comme d’autres arborent des portraits de héros politiques.
L’ancien opposant tunisien Moncef El Ouerghi, décédé en 2012, connu au Maghreb pour avoir créé le Zamaktel, un sport de combat, a largement participé à diffuser une incroyable rumeur selon laquelle il aurait battu, un jour, Bruce Lee. La légende dit qu’Ouerghi aurait affronté le combattant lors du championnat de Lamp Beach en 1972.
Au cinéma Atlas, à Alger, l’œuvre de Bruce Lee est diffusée tous les ans depuis plusieurs années maintenant, au rythme soutenu de… trois séances par jour. Et le succès ne se tarit pas, les séances se jouant à guichets fermés.
Le réalisateur franco-ivoirien, Philippe Lacôte, raconte une anecdote lourde de sens. « J’étais adolescent et je regardais un film de Bruce Lee avec mes amis au cinéma à Abidjan. Bruce Lee était alors notre héros. À un moment donné du film, l’un des méchants venait attaquer Bruce Lee par derrière alors qu’il était distrait, et soudain, l’un des spectateurs a sauté sur scène et a planté un couteau à travers la projection du méchant à l’écran. C’était ma première leçon de cinéma », se souvient Lacôte dans le documentaire « Sauver Bruce Lee ».
Pour le champion nigérian de MMA, Israel Adesanya, Bruce Lee serait le « summum de ce qu’un artiste martial peut aspirer à devenir ». Quant à la légende ghanéenne de la boxe, Azumah Nelson, ce dernier confiait après avoir remporté le championnat du monde en 1984 que celui qui l’inspirait n’était autre que… Bruce Lee.
Ce dernier a tellement inspiré les Africains qu’au début des années 2000 est né le Kinna-Uganda, une série de films réalisés en Ouganda par des réalisateurs locaux, pour certains fans de Bruce Lee. Le réalisateur et producteur Isaac Nabwana — via son studio Wakaliwood —a par exemple produit ces dernières années une quarantaine de films d’action, parmi lesquels « Who Killed Captain Alex ? », sorti en 2010. Un film inspiré par les productions d’arts martiaux de Bruce Lee qui, pour un budget d’à peine 85 dollars américains, a rencontré son public : 6 millions d’internautes l’ont regardé sur la plateforme YouTube.
Bruce Lee a-t-il inspiré les mouvements antiracistes ?
Les déclaration d’amour de la part des Africains en direction de Bruce Lee ne manquent pas. Si le reste du monde a probablement commencé à oublier le « Petit Dragon », avec les sorties de productions plus modernes, Bruce Lee demeure présent dans la mémoire collective africaine. Il reste, malgré les années qui ont passé, un acteur légendaire, mais également un symbole du perfectionnement de la maîtrise des sports de combat.
Pour les créateurs de « Sauver Bruce Lee », la fameuse commissaire des arts camerounaise Koyo Kouoh et l’écrivain libanaise Rasha Salti, l’image de Bruce Lee est surtout celle d’un ambassadeur de la lutte contre le racisme.
Et, justement, au-delà de l’Afrique, une citation de Bruce Lee datant de 1971 figure encore dans le subconscient de la quasi-totalité des mouvements anti-racistes, et révolutionnaires en général : « Fais le vide dans ton esprit, sois sans forme. Informe, comme l’eau. Si tu mets de l’eau dans une tasse, elle devient la tasse. Tu mets de l’eau dans une bouteille, elle devient la bouteille. Si tu la mets dans une théière, elle devient la théière. L’eau peut couler ou elle peut écraser… Sois comme l’eau, mon ami ».
Une philosophie anti-dogmes portée par Bruce Lee tout au long de sa vie, mais qui avait inspiré les théoriciens de la violence révolutionnaire du mouvement nationaliste noir en Afrique de l’Ouest et aux Etats-Unis, presque autant que les écrits de Frantz Fanon ou de Malcolm X.
Avec une valeur ajoutée : pour le journaliste Bao Nguyen, la « fluidité » inculquée par Bruce Lee — qui a milité personnellement contre le racisme aux Etats-Unis — a trouvé de l’écho dans les rues, lors des manifestations contre la dictature, les violences policières ou autres, partout dans le monde.
L’analyste explique qu’une « génération pour qui le meilleur combattant était Bruce Lee, ne saurait combattre que comme lui ». Affirmant que les manifestations à la suite des morts de Breonna Taylor ou George Floyd aux Etats-Unis, ou encore pendant les émeutes des banlieues parisiennes en 2005 après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, auraient été inspirées par… Bruce Lee ! Il parle notamment du fait d’éviter la confrontation avec les forces de l’ordre à un endroit, pour relancer les manifestations à l’autre, de manière à « éviter que l’eau s’écrase ».