Au Bénin, les élections législatives donnent à voir une distance sociale croissante entre citoyens et institutions politiques. Là pourrait résider l’une des dynamiques cruciales des années à venir.
Le Bénin figure aujourd’hui parmi les pays d’Afrique de l’Ouest connaissant une croissance économique indéniable. Dans une région ouest-africaine où les avancées démocratiques sont incontestablement mises à l’épreuve, il est aussi l’un des pays à donner à voir une trajectoire de continuité démocratique depuis trois décennies. Dans le même temps, la distribution des fruits de la croissance économique y reste à ce jour très inégale.
L’arrivée au pouvoir en 2016 du président-entrepreneur Patrice Talon a, par ailleurs, été considérée comme marquant une forme de tournant autoritaire par de nombreux observateurs de la vie politique nationale. Les élections législatives du dimanche 8 janvier étaient ainsi les premières véritablement ouvertes à l’opposition depuis sept ans.
Un président réformateur
Au moment de son élection, Patrice Talon était déjà une figure bien connue de la scène politique béninoise. Entrepreneur ayant émergé à la faveur de différentes vagues de privatisation du secteur du coton à partir des années 1990, d’une manière qui n’est pas sans évoquer celle des oligarques dans d’autres contextes post-socialistes, il devient dès le début des années 2000 l’un des principaux financiers des campagnes électorales dans le pays.
Son soutien au président Boni Yayi, élu en 2006, débouchera sur le gain de nouveaux marchés publics, jusqu’à leur brouille en 2012, menant à ce qui semble bien avoir été une tentative d’empoisonnement de Boni Yayi par Patrice Talon.
Candidat à l’élection présidentielle de 2016, Patrice Talon est élu après une alliance au second tour du scrutin avec l’autre grande figure du patronat béninois, Sébastien Ajavon, désormais exilé. Dès les premiers mois, le gouvernement Talon se fait remarquer par l’annonce d’un ‘Plan d’action du gouvernement’, et des projets de réformes profondes et multiples.
En quelques années, des guichets électroniques sont mis en place pour faciliter l’accès aux actes d’état civil. Le soutien à la scolarisation dans les régions rurales enclavées est renforcé. L’enseignement supérieur est réformé pour mieux coller aux besoins supposés du marché du travail. De nouvelles routes sont asphaltées à travers tout le pays, ainsi que les voies passantes des agglomérations, changeant la physionomie de plusieurs villes. L’agriculture est redynamisée, et de nouvelles filières agricoles sont développées.
La culture cotonnière est encouragée et fait aujourd’hui du Bénin le premier producteur du continent. Un projet majeur d’industrialisation est lancé, et désormais en voie de réalisation, dans la banlieue nord de Cotonou, pour transformer localement les matières premières produites. La création d’entreprise est facilitée. La fierté nationale est flattée par une politique patrimoniale ambitieuse qui voit notamment le retour de certains trésors royaux précoloniaux exposés jusque récemment encore au musée parisien du Quai Branly. Car la relance du tourisme et la monétarisation de l’héritage culturel du pays figurent également en bonne place à l’agenda gouvernemental.
Des réformes contestées
Dans le même temps, en 2018, est créée une Cour de Répression des Infractions Economiques et du Terrorisme (CRIET). Celle-ci s’empare rapidement de nombreux dossiers de figures des mondes politique et économique, mais aussi de journalistes, et fait naître une crainte diffuse dans l’espace public d’être poursuivi pour opposition politique ou infraction au nouveau très restrictif Code du Numérique.
Au Bénin, entre 2016 et 2021, le nombre de prisonniers a, par ailleurs, doublé, passant de près de 7000 en juillet 2016 à plus de 14000 en décembre 2021.
Depuis 2017, les procédures d’éviction se sont multipliées dans les grandes villes du pays, au nom d’une politique de ‘libération des espaces publics’. A Cotonou, ce sont parfois des quartiers entiers qui ont été détruits, et avec eux tout leur tissu social et économique. En parallèle, la ‘libération’ des espaces publics a aussi impliqué l’interdiction, et le cas échéant l’éviction des petites activités commerciales installées le long des voies de circulation pavées ou goudronnées. Historiquement davantage impliquées dans le petit commerce ‘informel’, les femmes des classes populaires urbaines ont été particulièrement affectées.
Depuis 2018, le droit de grève a été ouvertement combattu par le gouvernement, si bien que celle-ci est désormais interdite dans de nombreux secteurs jugés ‘vitaux’, de la santé au transport aérien, et limitée à dix jours par an ailleurs.
Les conditions d’accès à la fonction publique ont été durcies, et le statut de fonctionnaire, fragilisé, en même temps que les salaires de la très haute fonction publique, politisée, étaient considérablement augmentés. En août 2022, lors d’une mission économique en France, Patrice Talon vantait devant un parterre d’entrepreneurs français un environnement économique désormais ‘totalement dérégulé’, où l’on pouvait ‘employer quelqu’un avec des contrats à durée déterminée indéfiniment’.
« On ne mange pas goudron »
Au cours des dernières années, ces réformes clivantes ont débouché sur une critique populaire de l’action gouvernementale où reviennent souvent trois arguments.
Tout d’abord, diverses critiques visent le tournant autoritaire du régime. Ainsi, la réforme du code électoral, puis l’absence de l’opposition aux élections législatives de 2019 et à la présidentielle de 2021, ainsi que la nouvelle emprise du pouvoir central sur les pouvoirs communaux, sont régulièrement dénoncées. Mais aussi, la CRIET est considérée dans l’imaginaire populaire comme un instrument de répression politique au service du pouvoir. On rappelle parfois encore les propos du candidat Talon en 2016, lorsqu’il soutenait que ‘dans les petits pays comme les nôtres, ce qui permet à un président en exercice d’être réélu, c’est sa capacité à soumettre tout le monde’.
Ensuite, les réformes administratives et économiques entreprises sont fréquemment considérées dans les conversations ordinaires comme servant aussi et surtout les intérêts du président lui-même et de son entourage. Ainsi, par exemple, des incitants massifs déployés pour accroître la production cotonnière, dans laquelle Patrice Talon a des intérêts majeurs. Mais on peut aussi citer les nombreux marchés publics attribués à des entreprises proches du pouvoir, sources de possibles rétrocommissions.
Enfin, on entend aussi fréquemment l’idée que les politiques publiques déployées ne répondent pas véritablement aux besoins de la population. Cette critique revient souvent sous la formule ‘on ne mange pas goudron’ – en d’autres termes, en quoi la construction de nouvelles routes change-t-elle quelque chose à nos conditions de vie ? Le gouvernement de Patrice Talon n’est d’ailleurs pas le premier à faire l’objet de cette critique, qu’on a déjà pu entendre dès le milieu des années 1990 lorsque le gouvernement de Nicéphore Soglo multipliait les nouvelles voies pavées.
En dépit du rythme soutenu des réformes et des nouvelles initiatives prises par le gouvernement dans le domaine économique, le manque d’inclusivité de la croissance semble bien constituer un nœud du problème. Durant les quinze dernières années, le taux de pauvreté (monétaire) national ne semble pas avoir véritablement reculé. Passé de 37.5 % à 40 % entre 2006 et 2015, pendant les deux mandats de Boni Yayi, ce taux s’établissait en 2019 à 38.5 %, avec un recul limité dans le Sud-Est du pays, mais une augmentation dans le Nord et dans le Sud-Ouest. Aujourd’hui, l’ambition du Programme d’action du gouvernement de la deuxième mandature de Patrice Talon ne va pas au-delà d’une possible réduction de 2 % de ce taux de pauvreté à l’horizon 2026.
En fait, les priorités d’investissement du gouvernement semblent être ailleurs, à savoir dans la création d’emplois dont la question de la qualité est rarement posée. Dès lors, face à ce manque d’inclusivité de la croissance, s’est développée chez beaucoup une forme d’indifférence et de résignation à l’égard de la classe politique. L’augmentation, tardive mais bien réelle – jusqu’à 30% –, des salaires les plus bas, un mois avant les élections, n’aura pas suffi à convaincre les électeurs de se rendre massivement aux urnes.
Abstention
Après des élections législatives de 2019 marquées par une absence de l’opposition et un taux de participation historiquement bas de 27 %, les élections du 8 janvier 2023 ont connu une participation elle aussi fort basse de 38 %, et ce en dépit de la participation d’une opposition structurée. On reste loin à cet égard des 66 % de participation aux élections législatives de 2015.
Le vendredi 13 janvier, la Cour constitutionnelle du pays a proclamé la victoire des partis de la mouvance présidentielle, Union progressiste le renouveau et Bloc républicain, qui ont réuni à eux deux près de 75 % des sièges du nouveau parlement. Le président, qui continue donc à bénéficier d’une certaine popularité, dispose ainsi d’une majorité très confortable pour poursuivre ses réformes. L’opposition l’a toutefois emporté dans des circonscriptions électorales importantes – à Cotonou, Parakou, et dans la région de Natitingou – et fait jeu égal avec le pouvoir dans le centre du pays. La présence plus marquée de l’opposition dans le centre et le nord du pays semble ainsi signer le retour d’une division régionale des préférences politiques, bien connue dans l’histoire du pays.
Mais l’enseignement décisif de ce scrutin est sans doute ailleurs: une majorité d’électeurs ne s’est pas déplacée le 8 janvier. Deux formes d’abstention semblent en effet clairement en hausse. Celle tout d’abord des citoyens las d’une classe politique produisant au mieux une croissance non inclusive. Celle ensuite de tous ceux qui, au vu du tournant autoritaire du régime, n’ont plus qu’une confiance limitée en la voie des urnes. La distance qui semble s’être installée entre une partie croissante des citoyens et les institutions du pays pourrait ainsi s’avérer être l’une des dynamiques politiques cruciales des mois et des années à venir.
Joël Noret, Professeur d’anthropologie, Université Libre de Bruxelles (ULB) and Narcisse Martial Yèdji, Sociologue politiste et enseignant-chercheur, University d’Abomey-Calavi de Bénin
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.