Entre une scolarisation qui se prolonge et l’apprentissage d’un métier, le choix de certains ménages ruraux au Sud du Bénin pour l’avenir de leurs enfants se porte souvent sur la seconde option.
Au Bénin, les ménages populaires en milieu rural éprouvent de grandes difficultés à maintenir leurs enfants à l’école. Une partie des enfants de ces zones sont amenés à quitter le système scolaire avant la fin de l’école primaire ou dès les premières années du collège, même lorsque leurs résultats scolaires sont bons.
Malgré diverses mesures politiques prises depuis les années 1990 par les gouvernements successifs pour améliorer la qualité de l’offre scolaire et l’accès universel à l’enseignement de base, le pays a vu la proportion des élèves allant jusqu’au bout de l’école primaire passer de 85 % en 2016 à 68 % en 2019, avant de remonter à 77 % en 2021.
L’obligation scolaire pour tous les enfants entre cinq et onze ans, décrétée en 2006, n’a jamais été pleinement mise en œuvre. Par ailleurs, en 2015, 35,17 % des élèves ayant achevé le cycle primaire ont abandonné l’école à ce moment-là.
En milieu rural, ce phénomène est encore plus marqué, car pour les ménages pauvres, il est souvent très compliqué de soutenir le coût d’une longue scolarisation, et les enfants apparaissent comme une potentielle force de travail : il peut sembler plus rationnel de leur apprendre au plus vite un métier manuel plutôt que les envoyer poursuivre leur scolarité. Certes, les classes populaires rurales ne sont pas homogènes : certains parents souhaitent voir leurs enfants poursuivre une bonne scolarité jusqu’à l’université et font leur possible pour cela. C’est toutefois au sein des ménages ruraux pauvres que le décrochage scolaire est le plus marqué.
Dans cet article, j’examine les conditions dans lesquelles les enfants quittent l’école avant la fin du cycle primaire ou dès les premières années du collège dans l’arrondissement rural de Tanvè (dans le sud du Bénin) où je mène des enquêtes de terrain depuis maintenant cinq ans. Comment expliquer que des enfants qui ont régulièrement de bonnes notes à l’école arrêtent leur scolarité pour apprendre un métier ? De quels métiers s’agit-il, comment se passe la formation et quelles sont les perspectives des enfants concernés ?
Maintenir les enfants à l’école est une décision difficile
Indépendamment du fait qu’ils proviennent d’un milieu très pauvre, certains enfants progressent bien durant leur cursus à l’école primaire, occupant régulièrement un bon rang dans le classement scolaire. Néanmoins, il arrive qu’ils échouent à l’examen national du certificat d’études primaires (CEP), passé à la fin du cycle d’études primaires. Aussi banal qu’il puisse paraître, cet échec peut avoir des répercussions majeures sur la suite de la scolarité.
En effet, dans un contexte de précarité économique, où la finalité de la scolarisation n’est pas nécessairement d’accumuler des diplômes alors qu’ils ne garantissent plus l’accès à un travail salarié, le moindre accroc au parcours scolaire devient un argument pour arrêter l’école.
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On l’observe au sein de ménages vivant de travaux agricoles, dont les revenus sont saisonniers, et donc précaires. Ce contexte ajoute une difficulté au maintien des enfants à l’école, surtout lorsque le nombre d’enfants à charge est élevé. C’est le cas de Sylvain, âgé de 19 ans en 2021 au moment de notre rencontre, deuxième enfant d’une fratrie de neuf et ayant vécu avec ses deux parents agriculteurs au cours de sa scolarisation. Son père se souvient avec fierté des excellents résultats scolaires de son fils, qui a même été le meilleur élève de sa classe de CM2 :
« On était aux champs, et la nouvelle est arrivée. Ses camarades disaient : c’est Sylvain ! C’est Sylvain le premier de la classe ! Nous, nous n’en savions rien à ce moment-là ; s’ils n’étaient pas venus annoncer cela, on n’aurait pas su que les résultats étaient arrivés. »
Malgré sa progression tout au long de l’année scolaire, il échoue à l’examen national du CEP. Les redoublements ne sont pas bien accueillis par certains parents, car cela implique un investissement infructueux pour des ménages déjà caractérisés par une certaine précarité. En effet, la mesure de gratuité de l’école primaire mise en place dès 2006 n’évite pas aux parents l’ensemble des charges liées à la vie scolaire.
C’est ainsi qu’après cette expérience, Sylvain – alors âgé de 13 ans – décide de concert avec son père d’aller en apprentissage de maçonnerie. Cette formation, tout comme de nombreuses autres formations à des métiers manuels, présente l’avantage de permettre aux jeunes de s’émanciper rapidement. En effet, ils reçoivent une rémunération au cours des contrats de construction pour subvenir à leurs besoins quotidiens tandis que, durant les week-ends, ils font des petits boulots de réparation ici et là, grâce aux compétences qu’ils ont acquises, afin de gagner de l’argent pour leur propre compte.
Au moment où je rencontre Sylvain en 2021, il a terminé ses quatre années d’apprentissage et est en attente de son diplôme. La durée relativement courte des formations – entre trois ans et six ans selon le domaine choisi – est l’autre facteur qui motive les décisions liées à l’apprentissage d’un métier manuel. L’investissement est donc moins onéreux et l’entrée sur le marché du travail plus rapide.
S’il est difficile pour les ménages où les deux parents sont présents de maintenir leurs enfants à l’école, cela l’est encore davantage pour les ménages dirigés par une femme seule, car des travaux menés sur la pauvreté au Bénin ont montré que le faible niveau d’éducation, le secteur d’activité (informel) et la taille du ménage accroissent le risque de pauvreté des femmes cheffes de ménages en milieu rural.
La mère de Judi se retrouve dans cette situation. C’est une femme d’une quarantaine d’années, qui n’a jamais été scolarisée. Elle est veuve d’un premier mariage. Judi est l’un des enfants de ce premier mariage. Sa mère s’est remariée et a eu trois autres enfants, mais est désormais séparée de son mari. Quatre enfants, dont Judi, vivent avec elle à plein temps, et c’est sur elle que repose leur charge. Elle a une petite activité de fabrication artisanale de fromage de soja, mais peine à joindre les deux bouts.
Malgré ces difficultés familiales, Judi réussit brillamment son CEP à l’âge de 13 ans. Il entame ensuite son année de sixième au collège et obtient à l’issue de cette année une moyenne générale de 14/20. Cependant, il arrête l’école peu après (en 2021) et entame un apprentissage de maçonnerie, comme Sylvain. Pour sa mère, le coût d’une longue scolarisation est insoutenable, d’autant qu’elle n’est pas assurée que son fils trouvera du travail plus tard. La question du financement d’une scolarisation qui se prolonge est un problème crucial pour les femmes cheffes de ménage, dont les ressources ne sont pas conséquentes, et qui ne peuvent pas planifier une telle prise en charge sur une longue durée avec leurs maigres revenus.
L’analyse de ces deux cas montre d’une part que dans ces milieux précarisés, un redoublement peut avoir des conséquences radicales sur la scolarité et, d’autre part, que les longues études sont parfois incompatibles avec les revenus des ménages, alors que la durée relativement courte des apprentissages de métiers manuels les rend plus attractifs. Par ailleurs pour certains jeunes, l’apprentissage est la meilleure option car les connaissances dispensées à l’école sont trop théoriques à leurs yeux.
À l’école, des connaissances trop théoriques
L’avantage de l’apprentissage pour les jeunes est qu’il s’agit d’une activité pratique, qui permet de créer et de toucher du doigt ce que l’on fait. Durant l’apprentissage, les jeunes développent une représentation de la réussite sociale qui s’appuie sur une forme de culture anti-école. Une jeune couturière m’a présenté ainsi les raisons pour lesquelles elle a opté pour l’apprentissage :
« Quand tu vas à l’école, tu ne sais pas concrètement ce que tu apprends, ni ce que tu vas en faire. Or, quand tu apprends un métier, tu sais où tu en es, et ce que tu es capable de faire. »
Ce besoin d’acquérir un savoir pratique afin de pouvoir en faire quelque chose immédiatement est largement partagé par les jeunes de ces milieux. Certains sont rapidement invités à travailler avec des équipes de construction d’infrastructures dans le village. Par exemple, plusieurs jeunes maçons et menuisiers locaux ont participé à la construction récente de la deuxième école publique du village. Voir leurs enfants travailler pour le village est un motif de fierté pour les parents, et la source d’un sentiment de réussite et d’accomplissement pour ces jeunes.
En somme, les difficultés liées au financement d’une scolarité qui se prolonge, la difficulté à s’approprier des connaissances trop théoriques à l’école et la crainte de reporter le début de l’autonomie produisent une distance par rapport aux figures classiques de réussite, au profit d’un apprentissage de métier manuel qui garantit une insertion professionnelle rapide et une autonomie personnelle.
Avoir un capital scolaire pour apprendre un métier
Avant d’aller en apprentissage de métier manuel, les jeunes évoqués ci-dessus sont passés par l’école. En effet, l’obligation et la gratuité de l’école primaire, même imparfaitement mise en œuvre, ont largement contribué à augmenter le taux de scolarisation, et même à maintenir les enfants à l’école un peu plus longtemps en fonction des moyens du ménage.
En outre, même si de nombreuses carrières scolaires en milieu rural restent relativement courtes, l’acquisition de quelques notions scolaires est malgré tout valorisée, voire indispensable pour faciliter l’assimilation des connaissances en apprentissage. Il est ainsi devenu important pour les populations rurales de posséder des rudiments scolaires pour, une fois cet apprentissage terminé, pouvoir intégrer un marché du travail très mouvant et ne pas subir un déclassement social et professionnel dans leurs nouvelles professions, où une connaissance élémenentaire du français et des notions de mathématiques peuvent s’avérer bien utiles. In fine, les gains – même maigres – de l’éducation engendrent, pour ceux qui sont dans des professions indépendantes ou informelles, une distinction et une plus-value précieuses.
Tonaï Maryse Guédou, Doctorante en Sciences Politiques et Sociales, Université Libre de Bruxelles (ULB)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.