Les deux décennies de règne de Bouteflika ont été les plus dévastatrices que l’Algérie ait connues depuis son indépendance vis-à-vis de la France, estime le chercheur Yahia H. Zoubir.
Abdelaziz Bouteflika a dirigé l’Algérie d’une main de fer pendant 20 ans, de 1999 à 2019. En tant qu’homme politique, il a été l’un des premiers architectes du système autoritaire de l’Algérie dans les décennies qui ont suivi son accession à l’indépendance vis à vis de la France en 1962.
Son parcours politique comporte différentes phases : pendant la première (1963-1979), il représentait le visgage de l’âge d’or de la politique étrangère du pays ; puis, au cours des années suivantes, il s’est exilé volontairement, ne revenant au pays qu’occasionnellement. En 1994, il a refusé la présidence, avant de finir par l’accepter cinq ans plus tard, en 1999.
Il a accédé au pouvoir à l’issue d’une élection très controversée ; la veille du scrutin présidentiel, six candidats se sont retirés, estimant – à juste titre – qu’il avait déjà été choisi par les tenants du pouvoir réel.
Son accession à la présidence a été un moment gratifiant pour Bouteflika. Vingt ans plus tôt, il était fermement convaincu d’être l’héritier légitime de son mentor, Houari Boumediene, qui avait dirigé le pays de 1965 jusqu’à sa mort à la fin de 1978, des suites d’une grave maladie.
Mais cela n’a pas été le cas :comme il n’inspirait pas confiance, le chef des services de renseignement et d’autres memmbres puissants du régime l’ont empêché de succéder à Boumédienne.
Son accession au pouvoir en 1999 l’a certainement conforté dans sa conviction qu’il aurait dû être le successeur légitime de Boumédienne. Néanmoins, son règne de deux décennies a été à l’origine des dégâts les plus graves que le pays ait jamais connus depuis l’indépendance.
Un homme assoiffé de pouvoir
De nombreux Algériens continuent de se demander comment un homme comme Bouteflika a pu se maintenir au pouvoir, en exerçant non pas deux mandats – comme le prévoyait la Constitution de 1996 – mais quatre. Il voulait se présenter une cinquième fois lorsqu’il a été démis de ses fonctions par les militaires le 2 avril 2019, après des manifestations de masse continues appelant à son départ et à celui de ses partisans.
Ses nombreux défauts ne sont pas passés inaperçus pendant son long règne.
En 2003, la veille de son second mandat, l’ancien ministre de la Défense, Khaled Nezzar, a critiqué de manière acerbe le président dans un livre intitulé Algérie, le Sultanat de Bouteflika.
Un an plus tard, le journaliste algérien, Mohamed Benchicou, a publié un livre dans lequel il a expliqué point par point pourquoi il considérait que le président était un imposteur, se faisant l’écho de l’opinion exprimée par des dirigeants historiques crédibles qui estimaient qu’il avait joué un rôle insignifiant pendant la guerre d’indépendance.
Les partisans de Bouteflika en ont dressé un portrait très différent, le qualifiant de grand moudjahid et le comparant aux grands révolutionnaires qui ont combattu la France coloniale. Un qualificatif qui lui a permis de légitimer son pouvoir ainsi que ceux qui ont usurpé ce titre de «révolutionnaire» pour leurs propres interêts.
Les premières années
En 1963, le ministre algérien des Affaires étrangères, Mohamed Khemisti, est assassiné par un individu prétendument déséquilibré. Bouteflika, qui occupait le poste de ministre de la Jeunesse et des Sports, est alors devenu à 26 ans le plus jeune ministre des Affaires étrangères du monde, poste qu’il a occupé jusqu’en 1979 et qu’il doit à Boumediene, son mentor, qui l’a aussi protégé.
Durant son premier mandat présidentiel, Bouteflika est parvenu à redorer l’image de l’Algérie à l’étranger ; grand orateur, ses discours dans les forums internationaux, comme celui de Davos, étaient bien accueillis. Les événements du 11 septembre lui ont donné l’occasion de positionner l’Algérie comme un partenaire crédible dans la lutte contre le terrorisme.
Cependant, alors que Bouteflika rétablissait les relations avec les puissances occidentales, il a totalement négligé les relations avec l’Afrique sub-saharienne, ce qui a desservi l’Algérie, qui a commencé à perdre le capital de sympathie qu’elle avait acquis sur le continent depuis la guerre d’indépendance. Étant donné qu’il estimait que la politique étrangère était son domaine réservé, personne ne pouvait contester son point de vue.
Pendant les premières années du mandat de Bouteflika, l’Algérie a connu une forte croissance due à deux facteurs majeurs sans rapport avec lui : une augmentation significative des revenus pétroliers et des pluies abondantes. Il n’a pourtant pas su profiter de cette aubaine et n’a pas tenu les promesses qu’il avait faites, notamment la réforme des université de l’école, de la jusitice, l’administration nationale et le système bancaire.
Le milieu et la fin
Bouteflika affirmait avoir besoin d’un second mandat pour mener à bien les prétendues réformes, mais ce second mandat, qui avait débuté en 2004, n’a pas été uilisé à bon escient. Au lieu de développer son pays, il passait son temps à consolider son pouvoir et à remettre en question les avancées limitées de la démocratie que l’Algérie avait enregistrées depuis l’introduction du multipartisme et de la liberté de la presse en 1989.
Pour ce faire, il a mis en place un système dans lequel les institutions étaient au service de quelques individus, dont des membres de sa famille, qui lui étaient fidèles.
En l’absence d’une véritable économie productive, l’Algérie de Bouteflika dépendait exclusivement de la rente pétrolière, qui était redistribuée à des clients cooptés, engendrant une corruption endémique jamais vue en Algérie.
Le régime de Bouteflika a mis à l’écart les partis d’opposition, sauf trois d’entre eux qui pouvaient difficilement être qualifiés de partis d’opposition. La soi-disant « coalition présidentielle » était composée de l’ancien parti unique au pouvoir, le FLN, de son frère jumeau, le RND, qui avait été créé en 1997 pour fournir une assise populaire à Liamine Zeroual, et du parti islamiste, le MSP.
Non content d’avoir obtenu ces deux mandats, Bouteflika a décidé en 2008 d’amender la Constitution pour supprimer la limite des deux mandats et préparer le terrain pour sa présidence à vie.
Cinq ans plus tard, bien qu’incapable de communiquer et confiné en raison du deuxième accident vasculaire cérébral dont il a été victime, Bouteflika, ou plutôt son entourage, a cherché à briguer un cinquième mandat afin de pouvoir rester au pouvoir jusqu’à sa mort.
Durant les sept dernières années de sa présidence, l’Algérie a donné l’impression d’être un navire sans capitaine ; le président apparaissant rarement en public, lorsque c’était le cas, il avait l’air pitoyable. Ses acolytes voulaient que le sultan se montre, même rarement, afin de pouvoir justifier son maintien au pouvoir pour conserver leurs privilèges et continuer à dilapider les ressources du pays.
La chute du prix du pétrole et la paupérisation de larges pans de la société ont exaspéré les Algériens. Toutefois, ce qui a déclenché le mouvement de protestation contre le cinquième mandat en 2019, c’est l’intensité de l’humiliation ressentie en voyant leur président tourné en dérision sur les chaînes de télévision étrangères et exhibé presque paralysé pour prouver qu’il était toujours vivant.
Les Algériens se sont, en outre, déchaînés en voyant le président devenir l’objet de l’idolâtrie de ses partisans, leur adoration faisant penser à des pratiques païennes, une offense dans une société islamique.
De toute évidence, Bouteflika a imposé de nouvelles mœurs que l’Algérie aura du mal à abandonner dans les années à venir, et son héritage hantera les Algériens pendant de nombreuses années. Il n’est guère étonnant que sa mort, le 17 septembre, soit passée inaperçue.
Comme l’a dit un citoyen : « Ces funérailles sont un non-événement. Autour de moi, personne n’en parle en tout cas, comme s’il s’agissait de la mort d’un simple quidam, qui n’a jamais été président. Les Algériens donnent l’impression d’avoir oublié Bouteflika, d’avoir tourné la page de son règne.»
Yahia H. Zoubir, Chercheur invité au Brookings Doha Center et professeur à l’International Studies and Director of Research in Geopolitics, Kedge Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.