Alors que la transition politique malienne devait déboucher sur des élections démocratiques en 2024, le Conseil des ministres a récemment ouvert la voie à un maintien du colonel Assimi Goïta au pouvoir sans passage par les urnes.
Cette orientation marque un tournant décisif dans le processus de transition entamé après les coups d’État de 2020 et 2021, et interroge sur l’avenir institutionnel du pays.
Un Conseil des ministres qui entérine l’exception
Le Conseil des ministres malien, réuni le 5 juin 2025, a adopté un projet de réforme institutionnelle dont la disposition la plus marquante prévoit la possibilité d’un mandat présidentiel transitoire confié à l’actuel chef de l’État, le colonel Assimi Goïta, sans élection préalable. Cette proposition, portée par le ministère de l’Administration territoriale, se justifie officiellement par des impératifs de sécurité nationale, de stabilité et de souveraineté, dans un contexte régional toujours marqué par l’instabilité djihadiste, les sanctions internationales récentes, et les bouleversements institutionnels dans les pays voisins.
Le projet présenté repose sur l’argument que la tenue d’élections « libres, transparentes et sécurisées » n’est pas réalisable dans les conditions actuelles, et qu’il serait donc préférable de prolonger la transition avec Goïta à sa tête. Il s’appuie sur l’article 39 de la charte révisée de la transition, adoptée en 2022, qui donne au Conseil national de transition un pouvoir élargi de légiférer. Ainsi, sans passer par un référendum ni consultation populaire directe, les autorités de Bamako veulent acter une reconduction de fait de la présidence transitoire.
Les voix critiques évoquent une dérive autoritaire, estimant que cette décision constitue un détournement du processus démocratique initialement promis. Pourtant, dans la communication officielle du gouvernement, on parle d’un « besoin de continuité politique dans l’intérêt supérieur de la nation », soulignant que le colonel Goïta a permis une « reprise en main de la souveraineté du Mali » face aux ingérences étrangères et à l’échec de la mission de l’ONU. Les autorités maliennes mettent également en avant la popularité de Goïta, soulignant son aura dans l’opinion publique, notamment en zone urbaine, comme gage de légitimité populaire — bien que cette dernière ne se soit jamais traduite par un vote formel.
Une transition sans fin : du provisoire au pouvoir consolidé
Le colonel Goïta, arrivé au pouvoir après le coup d’État d’août 2020 contre Ibrahim Boubacar Keïta, puis consolidé après un second coup en mai 2021 contre le président Bah N’Daw, avait promis de ne pas se présenter à l’élection présidentielle prévue à la fin de la transition. Cette élection, maintes fois reportée, devait initialement se tenir en février 2024. Mais en septembre 2023, le gouvernement avait déjà annoncé son report « pour des raisons techniques et sécuritaires », sans nouvelle date fixée. Le revirement du Conseil des ministres cette semaine apparaît donc comme l’officialisation d’un glissement progressif vers un pouvoir consolidé, voire durable, pour Goïta.
Dans les faits, les conditions d’un retour à l’ordre constitutionnel sont devenues de plus en plus incertaines au fil des mois. L’expulsion de la MINUSMA (la mission de l’ONU au Mali), la fin de la coopération militaire avec la France, et le recentrage stratégique sur les partenariats Russie-Iran ont redéfini les priorités du régime. L’accent est mis désormais sur la souveraineté nationale, la lutte antiterroriste et la refondation des institutions. Dans cette nouvelle logique, les élections ne sont plus perçues comme une urgence, mais plutôt comme une menace potentielle à l’équilibre fragile installé par la junte.
Ce changement de paradigme est encouragé par les signaux en provenance de la région : au Burkina Faso comme au Niger, les juntes militaires ont adopté une stratégie similaire de consolidation du pouvoir en écartant les échéances électorales. Le projet d’Alliance des États du Sahel (AES), formé en 2023 par ces trois régimes militaires, repose d’ailleurs sur une vision commune de la gouvernance, mettant en avant l’efficacité, l’autorité et l’ancrage souverainiste, au détriment du multipartisme classique. Dans ce contexte, la reconduction de Goïta sans élection s’inscrit dans une dynamique régionale assumée, où l’autorité issue de la force se transforme progressivement en légitimité de facto.
Entre souveraineté revendiquée et démocratie suspendue
Si les autorités maliennes insistent sur la spécificité du moment historique et sur la nécessité de sortir des schémas imposés par l’Occident, les critiques internes et internationales n’ont pas tardé à émerger. Pour certains acteurs de la société civile malienne, ce choix constitue une trahison de l’engagement initial de la transition, dont l’objectif était de refonder un État démocratique, stable et réconcilié. L’association Appel du 20 février, regroupant plusieurs intellectuels, journalistes et leaders d’opinion, a publié un communiqué dénonçant « un putsch institutionnel au service de l’ambition personnelle d’un homme fort. »
Au plan international, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) s’est dite « préoccupée » par la tournure des événements. Après avoir levé les sanctions économiques contre le Mali début 2024 en espérant un retour à l’ordre constitutionnel, l’organisation régionale se retrouve à nouveau confrontée à une impasse politique. Le dilemme est réel : faut-il sanctionner à nouveau Bamako au risque d’isolement accru, ou composer avec le régime de fait pour éviter un effondrement de l’État ? Du côté des chancelleries occidentales, la prudence domine. La France, désormais marginalisée dans le pays, s’est contentée de rappeler son attachement à des transitions « encadrées dans le temps et conclues par des scrutins crédibles ». Quant à la Russie, nouveau partenaire central du Mali, elle a salué la « stabilité institutionnelle retrouvée » à Bamako.
Reste que l’avenir du Mali s’écrit désormais hors des normes classiques de la démocratie électorale. Le pouvoir militaire, initialement présenté comme une étape de transition, semble vouloir s’inscrire dans la durée, avec une architecture institutionnelle repensée pour légitimer le statu quo. Le mandat présidentiel de Goïta sans élection s’apparente donc à une redéfinition du pouvoir, où l’État de droit est suspendu au nom de la souveraineté, et où la légitimité populaire n’est plus garantie par les urnes mais par la parole des dirigeants.