Le mouton acheté pour la fête religieuse de la Tabaski témoigne du prestige social d’une famille. Quels critères déterminent la valeur marchande et symbolique de l’animal ? Enquête au Sénégal.
Cette semaine, un cinquième de la population mondiale célébrera potentiellement la fête religieuse de l’Aïd-el-Kébir. Dans un pays comme le Sénégal, on estime que près de 810 000 béliers sont sacrifiés durant cette journée. Aussi appelée Tabaski en Afrique de l’Ouest, cette fête musulmane est un événement majeur dans le calendrier de nombreux pays de la région. Elle marque la cérémonie de commémoration du sacrifice d’un bélier par Abraham en lieu et place de son fils. Au-delà de la dimension religieuse, la Tabaski représente d’importants enjeux économiques, sociaux et symboliques.
Quels sont ces enjeux ? Quels critères déterminent la valeur marchande et symbolique du mouton acheté ? Pour répondre à ces questions, nous avons réalisé une enquête dans la région de Saint-Louis, au Sénégal, en 2021.
La flambée des prix au Sénégal
Le prix des moutons au Sénégal connaît depuis une dizaine d’années une augmentation continue. On estime que, en l’espace de dix ans, le prix moyen d’un mouton est passé de 80 000 à 140 000 francs CFA (120 à 215 euros). Entre 2020 et 2021, l’étude réalisée dans la région de Saint-Louis a mis en évidence une augmentation de 6 % du prix moyen sur les marchés. Plusieurs éléments d’explication permettent de comprendre une telle augmentation.
Premièrement, la hausse des prix peut s’expliquer par des facteurs liés à la production. D’une part, les coûts d’engraissement des moutons ont crû en raison de l’augmentation du prix des aliments industriels et de la raréfaction du fourrage. D’autre part, la multiplication des maladies ovines et la difficulté d’accéder à des traitements vétérinaires adaptés ont gonflé la facture.
Deuxièmement, la hausse des prix s’explique par l’engouement croissant autour de la Tabaski. La dimension symbolique de l’achat des moutons occupe une place centrale dans de nombreuses familles sénégalaises. L’achat du mouton constitue à la fois un symbole du prestige social de la famille, un devoir social et un rite religieux.
Des codes sociaux précis encadrent le prix réel (et supposé) de l’animal. Pour les éleveurs, cet événement constitue l’une des seules chances d’obtenir un retour sur investissement. En effet, dans les jours et semaines précédant la Tabaski, le prix des moutons est en moyenne nettement supérieur au reste de l’année. Ainsi, pour les éleveurs, cette période est le moment idéal pour la vente du cheptel.
Troisièmement, la flambée des prix peut également s’expliquer par une hausse de la demande. L’augmentation du pouvoir d’achat d’une partie de la population entraîne un accroissement des prix sur l’ensemble du marché.
Un an de salaire pour s’acheter un mouton
Le Ladoum, catégorie de mouton généralement élevée dans les grandes villes comme Dakar, Mbour, Thiès, Touba et Saint-Louis illustre parfaitement cette flambée des prix. Cette race ovine s’arrache à prix d’or dans les marchés durant la Tabaski. En 2018, un mâle géniteur nommé Galactic a été acheté par la bergerie Galoya pour un peu plus de 52 millions de francs CFA, soit plus de 80 000 euros. Ce prix, même s’il est exceptionnel, illustre bien la valeur et la dimension symbolique de l’achat du mouton. Ces dernières années, les prix pratiqués pour les Ladoums oscillent entre 450 000 et 1 200 000 francs CFA (entre 675 et 1 800 euros).
Ces prix apparaissent d’autant plus importants au regard du salaire annuel moyen au Sénégal (nous ne disposons pas de données récentes concernant les salaires, mais le produit intérieur brut par habitant est de 840 736 francs CFA par an en 2021, soit 1 280 euros). Pour la majorité des Sénégalais, l’achat du mouton pour la Tabaski constitue un sacrifice financier important. Beaucoup ont recours à l’argent de la diaspora pour se le permettre. De nombreuses familles s’endettent pour assurer l’ensemble des obligations sociales liées à cette fête. Cette situation plonge beaucoup de familles dans des dynamiques d’appauvrissement.
Un symbole de réussite sociale
La Tabaski est ainsi un baromètre qui permet de mesurer les difficultés économiques de la population sénégalaise.
Lors de l’achat des béliers, les femmes et enfants accompagnent les maris sur le marché afin de choisir l’animal. Les vendeurs proposent aux femmes les béliers avec la valeur marchande la plus importante.
Les acheteurs doivent alors arbitrer entre le prix du mouton et le prestige familial lié à l’achat d’un « beau » bélier. La dimension symbolique de l’animal s’illustre également par le fait que les familles conservent les plus beaux béliers devant leur maison. Ces derniers témoignent du prestige social de la famille et de la réussite économique de ses membres.
Quel mouton acheter ?
La valeur d’un bélier se caractérise par des critères précis comme la taille, le poids, la couleur, la posture, la dimension et l’orientation des cornes et des oreilles. Quelles caractéristiques sont privilégiées ?
Selon les 400 consommateurs interrogés lors de notre enquête, les béliers de couleur blanche sont les plus prisés (cette couleur permettrait de protéger le propriétaire du mauvais sort). Leur sacrifice témoigne d’un plus grand prestige social.
Les critères liés à la taille des cornes, de la queue et de l’animal sont également pris en compte. La taille des oreilles est particulièrement importante car elle peut être un critère de non-conformité religieuse du bélier. L’âge du bélier est un élément à prendre en considération : il doit avoir au minimum 12 mois. Le choix de l’animal en fonction de ce paramètre est influencé par les femmes – celles-ci prennent en compte le temps de cuisson de la viande. Les béliers âgés demandent plus de temps de cuisson, ce qui peut être contraignant pour l’organisation de la fête.
Pour résumer, le mouton idéal est d’une taille importante, de couleur blanche et d’âge moyen. Les grands béliers blancs se négocient à des prix nettement plus élevés, tandis que les béliers d’un âge avancé perdent de leur valeur.
La valeur de l’animal est ainsi quasi exclusivement fixée selon l’apparence du bélier. Des critères comme la qualité de la viande, l’utilisation d’antibiotiques ou encore la santé de l’animal ne sont que faiblement considérés. Lorsqu’on choisit un mouton pour la Tabaski, les critères symboliques priment.
Léo Delpy, Socio-économiste au sein de l’Unité mixte de recherche « Animal, santé, territoires, risques et écosystèmes » (UMR ASTRE), Cirad et Mouhamadou Moustapha Sow, PhD Student, Université Gaston Berger
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.