Décédée à l’âge de 89 ans, Maman Creppy était l’une des premières Nana Benz du Togo, qui avait créé un puissant empire de tissus wax. Portrait.
Dédé Rose Gamélé Creppy, est décédée à l’âge de 89 ans. Elle fut l’une des plus influentes commerçantes de tissus wax d’Afrique de l’Ouest. Elle fut la plus jeune et la dernière des “Nana Benz”, la fameuse première génération de femmes commerçantes de tissus du Togo.
Le tissu wax est une adaptation européenne d’une technique indonésienne classique de teinture à la main, le batik, qui permet de créer des motifs à l’aide de cire chaude. Les zones de dessin sont masquées par l’application de cire chaude pour résister à la teinture. Le tissu a été introduit en Afrique de l’Ouest par des fabricants de textiles hollandais et anglais à la fin du 19e siècle. Les commerçantes, devenues expertes dans l’art d’anticiper sur les besoins du marché, se mirent à proposer en amont à leurs fabricants des motifs et des couleurs. Elles ont joué un rôle essentiel dans le succès du tissu. Les Nana Benz excellaient en cela.
Le tissu wax est devenu populaire en raison de ses couleurs vives. Il pouvait être facilement adapté pour créer des tenues élégantes tant pour les hommes que pour les femmes. Ses couleurs sont résistantes et ne se décolorent pas après le linge. Ses motifs véhiculaient également des messages et des images portant sur le pouvoir, la politique, la beauté et la richesse. Ils évoquaient les relations joyeuses ou complexes entre hommes et femmes.
Les Nana Benz, un groupe d’une quinzaine de femmes togolaises, se sont lancées dans le commerce du wax imprimé. Le mot “Nana” est un diminutif de “mère” ou “grand-mère” et “Benz” désigne les voitures Mercedes-Benz que certaines d’entre elles aimaient conduire – et qu’elles avaient pu acheter grâce à leur grand succès.
En tant qu’anthropologue, j’ai rencontré Maman Creppy – comme on l’appelait affectueusement – à plusieurs reprises au cours de mes recherches pour mon livre Patterns in Circulation : Cloth, Gender, and Materiality in West Africa.
Le parcours de Rose Creppy est incroyable. Elle fut l’une des premières Nana Benz du Togo, qui a créé un puissant empire basé sur le monopole des motifs de tissus – les fabricants distribuaient des motifs uniquement à certaines femmes. Une Nana prospère pouvait être l’unique grossiste de plus de 60 motifs, vendus à des commerçants de tout le continent.
Ces droits de propriété sur les modèles, combinés à son sens des affaires et à une connaissance approfondie des goûts et des styles régionaux, ont fait de Maman Creppy, comme d’autres Nana Benz, une légende dans toute l’Afrique de l’Ouest.
Cependant, leur savoir-faire est malheureusement en déclin. Depuis le début des années 2000, la production du tissu s’est déplacée dans les usines chinoises. Aujourd’hui, le tissu wax est très loin de la confection traditionnelle.
Des perles au tissu
Née le 22 décembre 1934 dans la ville d’Aného, dans le sud du pays, Maman Creppy était déterminée à devenir une entrepreneuse prospère. Elle a commencé sa carrière en faisant le commerce de perles importées du Ghana. Toutefois, comme elle l’a rappelé lors d’une de nos nombreuses conversations, “c’était un travail manuel difficile”. C’est pourquoi, une fois constitué un petit stock de marchandises, elle se tourna vers le tissu.
Elle commença par le commerce de tissus fantaisie fabriqués en Europe. Ils étaient moins onéreux à produire et donc moins chers. L’industrie textile africaine avec sérigraphie fantaisie a démarré au début des années 1960 au moment où de nombreux pays nouvellement indépendants eurent recours à l’industrie textile pour soutenir leur économie.
Au fur et à mesure que Maman Creppy accumulait du capital, elle s’est tournée vers les imprimés wax anglais d’Arnold Brunnschweiler & Company (ABC) et, plus tard, vers le tissu wax néérlandais Vlisco.
Maman Creppy devint alors une Nana Benz, l’un des super-grossistes du tissu wax. Dans les années 1940, ses femmmes collectaient le tissu wax dans la capitale du Ghana, Accra, mais à la fin des années 1950, le coeur névralgique du commerce s’est déplacé vers le marché de Lomé, la capitale du Togo. Elles firent du marché de Lomé un lieu de pouvoir économique et de prestige national.
L’essor des Nana Benz
L’apogée des Nana Benz se situe entre les années 1960 et le début des années 1980. Les commerçants affluaient au marché de Lomé, non seulement d’Abidjan, d’Accra, de Kumasi, de Cotonou, de Porto-Novo, d’Onitsha et de Lagos, mais aussi de Kinshasa et de Libreville.
Elles ont bénéficié d’une position commerciale unique. Les règles commerciales en vigueur dans certains pays africains après l’indépendance rendaient difficile le commerce du tissu. Au Ghana, par exemple, les politiques nationalistes et protectionnistes de Kwame Nkrumah ont imposé des droits de douane élevés sur les importations. Les importations de tissus wax à motifs n’étaient donc pas rentables. Au Togo, les droits de douane peu élevés faisaient baisser les prix. Les Nana Benz devinrent des actrices clé du commerce de tissus wax et permirent aux Néerlandais de pénétrer d’autres marchés africains.
Les Nana Benz avaient également le monopole sur des motifs souvent uniques. Par exemple, elles interceptaient les réseaux commerciaux yorubas qui opéraient le long du corridor côtier entre Lagos et Accra, et vendaient des motifs dits yorubas et igbos avec des combinaisons de couleurs spécifiques à Lomé. C’est grâce à leur monopole effectif sur ces motifs que les Nana Benz ont accumulé une richesse sans précédent.
Les Nana Benz ont rapidement obtenu les droits de distribution de ces motifs classiques auprès d’entreprises coloniales, telles que la United Africa Company (UAC) d’Unilever. Ce faisant, elles ont renforcé leurs liens avec les entreprises européennes. Cela leur a permis d’exercer un contrôle sur une économie culturelle urbaine émergente basée sur le goût.
Les Nana Benz se sont habilement insérées dans les systèmes restrictifs de vente en gros des sociétés commerciales européennes, avec lesquelles elles ont négocié des droits exclusifs sur les motifs pour la distribution des tissus.
Dans un contexte de régimes politiques en mutation, les femmes ont su consolider leur pouvoir et leurs intérêts économiques en créant leur propre organisation professionnelle en 1965, l’Association Professionnelle des Revendeuses de Tissu, un organisme qui négociait les politiques commerciales directement avec l’État. Elles ont convenu d’un régime de bas tarifs qui a rendu leurs importations de tissus néerlandais et anglais relativement bon marché par rapport aux autres pays de la région. En retour, elles ont prêté leur image de marque à l’État, lui donnant une façade entrepreneuriale moderne et prospère.
Le déclin
La fin de la guerre froide et le mouvement démocratique qui a libéralisé les espaces politiques et économiques ont eu de graves conséquences pour le commerce du tissu. Et pour aussi Rose Creppy.
La dévaluation du franc CFA (de 50 %) en 1994 a transformé un bien de consommation courante, le tissu wax , en un produit de luxe presque du jour au lendemain. Jusqu’alors, le tissu wax accessible au plus grand nombre, devint un produit de luxe, car son prix doubla. Beaucoup de consommateurs se tournèrent vers des alternatives moins chères, notamment des contrefaçons en provenance de Chine.
La libéralisation de l’économie dans le Togo de l’après-guerre froide a contribué à faire dérailler le commerce des Nana Benz encore davantage. Le principal distributeur de tissus wax – United Africa Company d’Unilever – s’est retiré du marché et le fabricant néerlandais Vlisco a repris ses points de distribution en Afrique de l’Ouest. Cette décision a démantelé le système de droits exclusifs de vente en gros qui en assurait le rentabilité.
Pour aggraver encore la situation des Nana Benz, des contrefaçons chinoises sont apparues sur le marché au début des années 2000.
L’héritage de Maman Creppy
Jusqu’à sa mort, Maman Creppy resta intimement liée au marché par le biais de sa fille, Yvette Sivomey, qu’elle a initiée au commerce du tissu au début des années 2000.
Comme beaucoup de ses aînées, Maman Creppy était mariée mais vivait de façon indépendante avec ses enfants, qu’elle enverra étudier en France. Elle possédait une propriété à Lyon. En plus de ses activités entrepreneuriales, elle a occupé un poste ministériel au palais royal Lolan, à Aného, sa ville natale.
Aujourd’hui, Sivomey est une entrepreneuse très prospère dans le domaine du tissu. Elle travaille en étroite collaboration avec Vlisco pour redécouvrir et faire renaître d’anciens motifs dans de nouvelles combinaisons de couleurs.
L’héritage de Dédé Rose Gamélé Creppy se poursuit au travers du travail de sa fille. Il est vivant et bien présent, intégré aux motifs classiques du wax qu’elle a co-conçu et commercialisé en tant qu’une des plus remarquables Nana Benz, ces femmes commerçantes du Togo.
Nina Sylvanus, Associate Professor of Anthropology, Northeastern University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.