Le premier tour des législatives tunisiennes, en décembre, a été marqué par une abstention record, signe de la désaffection des citoyens à l’égard du régime hybride du président Saïed.
Avec la tenue des élections législatives des 17 décembre et 29 janvier, la Tunisie a franchi une nouvelle étape dans l’application de sa nouvelle Constitution de 2022, adoptée à l’initiative du président Saïed, arrivé au pouvoir en 2019.
Ces élections étaient organisées neuf mois après la dissolution du précédent Parlement par le président suite à l’échec du gouvernement Mechichi (2020-2021), soutenu par une coalition parlementaire menée par le parti islamiste Ennahdha, à faire face à la crise du Covid-19. Elles ne peuvent pas être qualifiées de « non libres » ; pour autant, elles n’ont pas été pleinement libres et équitables.
Comme le dit le Centre Carter, l’une des ONG les plus fiables sur les questions électorales :
« Si les élections ont été techniquement bien administrées, le processus qui les sous-tend a manqué de légitimité et n’a pas satisfait aux normes et obligations internationales et régionales. »
Les électeurs l’ont compris en boycottant largement le scrutin. La très faible participation, qui s’est élevée à seulement 11,22 % au premier tour et 11,3 % (chiffre provisoire) au second, a représenté une abstention record et constitué un camouflet pour Kaïs Saïed puisqu’il souhaitait un taux de participation élevé – alors que la quasi-totalité des partis politiques du pays avaient appelé les électeurs à ne pas se rendre aux urnes). L’issue de ce processus électoral met à mal le système politique tunisien et fait peser des incertitudes sur l’avenir politique de Saïed, candidat potentiel à sa réélection en 2024.
Un régime présidentiel qui réduit le Parlement à la portion congrue
Ces élections ont mis en lumière à la fois la résilience et les limites du mode de gouvernance de président Saïed : de nature hybride, celui-ci s’apparente à ce que nous qualifions de « populisme semi-autoritaire ».
Un tel régime est porteur de certaines spécificités. En tête de celles-ci se trouve une approche individualiste de la politique, un style de gouvernement par décret, dans lequel peu ou pas de dialogue politique a lieu entre le décideur dominant, sorte de caudillo tunisien, et les corps intermédiaires. Cette approche individualiste est l’une des principales raisons pour lesquelles plusieurs grands partis – les islamistes d’Ennahdha, les sympathisants de l’ancien régime d’Addoustouri al-Hor, les sociaux-démocrates d’Attayar – ont boycotté les législatives, de la même façon qu’ils avaient boycotté le référendum sur la nouvelle Constitution. On assiste à l’érosion de l’espace concret de la politique au profit d’un seul acteur, sans pour autant que la liberté d’action politique soit totalement restreinte dans le pays.
Dans l’actuel régime présidentiel, le chef de l’État ne peut être responsable devant le Parlement ou destitué, sauf dans des conditions exceptionnelles. Le nouveau Parlement issu des élections qui viennent de se tenir est paralysé du fait de certaines dispositions de la nouvelle Constitution : il lui est impossible de choisir le chef du gouvernement (celui-ci est désormais désigné par le président) et la représentation des partis est affaiblie.
En effet, la nouvelle loi électorale, publiée par Saïed le 15 septembre 2022 sous la forme d’un simple décret sans débat politique préalable, oblige les candidats à présenter leur candidature et à faire campagne individuellement et sans affiliation à un parti. En outre, le financement public des formations politiques est désormais interdit. Il est donc difficile pour l’électorat de distinguer les candidats affiliés à des partis et les très nombreux candidats qui se présentent comme indépendants. Le boycott des élections par les partis politiques a conduit à l’entrée d’un nombre élevé de députés indépendants au Parlement, compliquant la formation de blocs politiques influents et donc d’une opposition crédible.
Un autoritarisme partiel
Une autre caractéristique majeure du populisme semi-autoritaire est l’équilibre délicat entre la restriction de la liberté d’expression et le maintien de certains espaces de liberté. Par exemple, les personnalités de l’opposition qui vont à l’encontre de la ligne promue par la télévision d’État, laquelle est désormais totalement alignée sur le président ne sont plus les bienvenues depuis le coup de force du 25 juillet 2021 par lequel Kaies Saïed a proclamé l’état d’exception, suspendu le Parlement et s’est arrogé des prérogatives très élargies.
Très peu de débats politiques ont lieu à la télévision, notamment en raison de la pression exercée sur les propriétaires des chaînes de télévision privées. Un nouveau décret présidentiel, le « décret n°54 » (publié le 13 septembre 2022), menace la liberté d’expression en introduisant des peines pouvant aller jusqu’à 10 ans d’emprisonnement pour ce qui pourrait être assimilé à de la « propagation de fake news ». Certains militants politiques font déjà l’objet d’une enquête en vertu de la nouvelle loi.
Cependant, on trouve fréquemment des critiques du président dans les émissions politiques à la radio, dans la presse écrite et numérique, et sur les réseaux sociaux. Les opposants politiques de Saïed sont régulièrement invités dans la seule grande émission politique quotidienne de la chaîne privée Attessia TV et dans les principaux programmes politiques à la radio.
La façon dont les autorités traitent les manifestations politiques publiques est un autre exemple de cette approche hybride. Elles autorisent fréquemment les manifestations de rue de l’opposition, mais ont tendance à limiter l’accès des militants à ces rassemblements, en mettant en place une série de barrages sur les routes menant à la capitale et dans le centre-ville.
Une telle approche hybride rend difficile la comparaison du règne de Saïed avec l’autoritarisme de Ben Ali (président de 1987 à 2011). Non seulement Saïed semble être jusqu’à présent exempt de pression majeure aussi bien en interne qu’au niveau de la communauté internationale, mais il ne veut pas être comparé à tout autre dirigeant antérieur dans l’histoire de la Tunisie. Lorsqu’il parle de son style de gouvernement, il met l’accent sur le fait que la Tunisie vit sous son mandat « une révolution culturelle sans précédent ».
Le populisme semi-autoritaire est un défi de taille pour le militantisme démocratique, notamment dans le contexte politique tunisien actuel. L’opposition est divisée entre le Front du salut,n dirigé principalement par le parti islamiste Ennahda, les sympathisants de l’ancien régime par Addoustour al-Horr, et les sociaux-démocrates dirigés par un groupe de cinq partis. Mais elle est peu attrayante pour les Tunisiens, notamment en raison de la période 2011-2019 séparant l’ère Ben Ali de l’arrivée au pouvoir de Saied, pendant laquelle une élite inefficace a été au pouvoir et n’a guère satisfait les attentes de l’électorat en matière de réformes économiques et sociales.
De plus, elle refuse systématiquement de faire une autocritique sérieuse et de se réconcilier avec sa base populaire. Saïed n’a pas besoin de mettre son opposition hors la loi et de devenir pleinement autoritaire tant que celle-ci ne sera pas politiquement capable de modifier l’équilibre des forces. C’est peut-être l’une des principales raisons qui expliquent la résilience de son régime.
L’épée de Damoclès du FMI
L’abstention record aux élections a cependant montré le désaveu populaire que subit Saïed et laisse augurer de menaces possibles sur son pouvoir.
Les prochaines « réformes douloureuses » qui seront introduites dans le sillage de l’accord final de la Tunisie avec le FMI, qui s’attarde encore au milieu d’une incertitude grandissante, pourraient se traduire par une forte contestation sociale.
Le principal paradoxe du populisme semi-autoritaire est la contradiction frappante entre ses déclarations (« le peuple est bon et l’élite est néfaste ») et ses politiques « anti-populaires ». Cette contradiction est flagrante dans le discours officiel sur les « réformes » à venir : d’une part, l’accord avec le FMI du 15 octobre 2022 négocié par le gouvernement déclare qu’il « supprimera progressivement les subventions qui incitent au gaspillage » et une privatisation éventuelle de certaines entreprises publiques est évoquée (comme l’a dit la directrice du FMI dans une interview du 16 octobre 2022) ; d’autre part, les déclarations répétées de Saïed refusent clairement la fin du système de subventions et la privatisation des entreprises publiques.
Ces contradictions pourraient mettre en danger le règne de Saïed, affaibli par le boycott généralisé des législatives, et qui doit probablement s’attendre, dans les prochains mois, à des troubles sociaux d’envergure.
Tarek Kahlaoui, Associate professor d’histoire et de relations internationales, South Mediterranean University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.