L’étude de la vie de Mamadou Racine Sy, qui fut un pionnier pour les soldats noirs au sein de l’armée française, met en lumière les ambiguïtés du rapport aux « indigènes » durant l’époque coloniale.
Premier soldat noir au service de la France à accéder au grade de capitaine (en 1883) et à recevoir le grade d’officier de la Légion d’honneur (en 1888), Mamadou Racine Sy constitue une exception parmi les très nombreux soldats recrutés par l’armée française en Afrique occidentale (les « tirailleurs sénégalais ») durant la période coloniale, entre les années 1850 et les années 1960.
Son épais dossier matricule, conservé aux Archives de l’Armée de terre, ainsi que ses portraits photographiques, qui ont survécu, le distinguent des dizaines de milliers de tirailleurs anonymes qui ont combattu sous l’uniforme français entre 1857, date à laquelle Faidherbe crée le premier bataillon de tirailleurs sénégalais, et les indépendances africaines un siècle plus tard.
Combattant, interprète, diplomate et administrateur, Mamadou Racine fut un auxiliaire essentiel de la colonisation française du Sénégal et, surtout, du Soudan (nom donné à la fin du XIXe siècle à un territoire correspondant essentiellement au Mali actuel) dans la seconde moitié du XIXe siècle, mais les archives révèlent également l’ampleur des réticences qu’il eut à surmonter pour acquérir galons et récompenses.
Un illustre inconnu
Mamadou Racine fait partie des rares auxiliaires africains de la colonisation française dont le nom et l’image n’ont pas sombré dans l’oubli.
Célèbre dans les cercles coloniaux de la deuxième moitié du XIXe siècle, il est, d’après l’administrateur colonial Alfred Guignard qui participe à la conquête du Soudan, un « héros des troupes noires et de l’épopée soudanaise, dont le nom se retrouve à chaque page de notre conquête ».
Il existe cependant de très nombreuses zones d’ombre concernant la biographie de Mamadou Racine, qui n’a laissé aucun écrit, hormis quelques lettres et rapports adressés à ses supérieurs hiérarchiques. La tradition familiale orale, recueillie par son petit-fils et biographe, Seydou Madany Sy, n’a pas permis de lever le mystère sur certains aspects de sa vie, que l’historien doit se résoudre à saisir à travers des sources rédigées exclusivement par les colonisateurs. En cela, le parcours exceptionnel de Mamadou Racine ne lui permet pas d’échapper aux nombreux biais et lacunes qui caractérisent l’histoire des auxiliaires « indigènes » de la colonisation française.
L’état civil de Mamadou Racine fait l’objet d’un certain nombre de variations au fil des pages de son dossier matricule. Son prénom est un temps orthographié « Mahmadou » par les officiers français, erreur que l’intéressé rectifie en 1888 dans un courrier officiel. Quant à son nom de famille, Sy, il n’apparaît dans aucun document militaire. Ni sa date ni son lieu de naissance (il serait né en 1838 ou en 1842 aux environs de Podor, au Sénégal) ne sont connus avec certitude et son numéro de matricule change à trois reprises.
De sa vie avant le régiment, on sait cependant qu’il est le fils d’Élimane Racine, chef du village de Souyouma, qui entretient de bonnes relations avec les colonisateurs français. Par sa mère, Seynabou Rabi Bâ, Mamadou Racine est apparenté à la noblesse du Bosséa, région du nord-est du Sénégal. Après avoir suivi des études religieuses, Mamadou Racine exerce un temps le métier de maître d’école coranique, avant de s’engager en 1860 comme simple soldat dans le corps des tirailleurs sénégalais, créé trois ans plus tôt par le général Faidherbe. Rien ne permet d’expliquer cette décision, mais la tradition familiale des Sy l’attribue à une querelle entre Mamadou Racine et son père, lequel aurait même proposé au chef de corps des tirailleurs sénégalais de recruter dix jeunes gens qui étaient à son service à la place de son fils, sans succès.
La lente ascension militaire
Entre 1860 et 1895, année de sa retraite, Mamadou Racine a gravi peu à peu tous les échelons de la carrière militaire, participant à la plupart des opérations de conquête, d’abord au Sénégal, contre Ahmadou Cheikou, chef de l’empire toucouleur, et son allié Lat Dior (dans les années 1880), puis au Soudan, contre l’almamy Samory Touré) (entre 1880 et 1898), qui dirige un État puissant dans la région du Niger. Il se distingue en 1883 lors de la prise de la forteresse de Daba, durant laquelle il est blessé à la cuisse et il est présent lors d’importantes batailles comme celle de Koundian en 1889 et celle de Ségou (capitale d’Ahmadou Cheikou) en 1890.
Son dossier matricule retrace les principales étapes de sa promotion par les armes. Nommé caporal en 1865, puis sergent le 9 août 1866, il accède en 1868 au grade de sous-lieutenant indigène, grade qui constitue à l’époque le sommet de la carrière des tirailleurs. Son ascension ralentit à partir de cette date. En effet, si les grades d’officier sont théoriquement ouverts aux indigènes dès la création du corps des tirailleurs sénégalais en 1857, leur obtention effective est limitée par le très faible nombre d’officiers indigènes existant dans les compagnies de tirailleurs sénégalais. Mamadou Racine doit donc attendre douze ans avant d’être promu lieutenant indigène en 1880.
Les trois années qui séparent sa promotion au grade de lieutenant de sa nomination comme capitaine s’expliquent par les très nombreuses réticences du haut commandement et des institutions militaires françaises, qu’attestent les lettres conservées dans son dossier matricule. Mamadou Racine, en tant que « sujet français » (les populations colonisées de l’empire étant exclues, à de très rares exceptions près, de la citoyenneté), ne peut servir qu’au « titre indigène », ce qui implique un avancement plus lent et limite les possibilités de promotion aux grades les plus élevés de l’armée. Or le décret de création du corps des tirailleurs sénégalais ne prévoyait pas, à l’origine, d’emploi de capitaine au titre indigène. Cette lacune n’est pas due au hasard : les autorités militaires répugnent à placer des sous-officiers français sous les ordres d’un officier africain.
Ni les états de service de Mamadou Racine, ni ses récompenses, rarement décernées à des sujets coloniaux (il est le premier Noir à recevoir le titre de chevalier de la Légion d’honneur en 1869) ne suffisent, dans un premier temps, à surmonter cet obstacle juridique, et il faut toute l’insistance du colonel Borgnis-Desbordes (l’un des principaux acteurs de la conquête du Soudan et de la lutte contre Samory) ainsi que plusieurs années de correspondances interministérielles pour que le grade de capitaine lui soit finalement accordé à titre exceptionnel, en 1883.
Il est du reste attaché à l’état-major du commandant supérieur du Haut-Sénégal, où il n’exerce pas de commandement effectif, ce qui résout de fait le principal obstacle à sa promotion. En 1888, au terme d’une nouvelle controverse entre l’institution militaire, qui souhaite voir Mamadou Racine accéder à de nouvelles distinctions, et le grand chancelier de la Légion d’honneur, qui se montre plus réticent, il est le premier Noir à accéder au grade d’officier de la Légion d’honneur, en récompense des services exceptionnels qu’il a rendus à la France.
Une figure ambiguë d’intermédiaire de la colonisation
Mamadou Racine appartient, au même titre que les guides et les interprètes locaux indispensables aux colonisateurs, à la catégorie des intermédiaires indigènes de la colonisation.
Dès son engagement comme tirailleur, il comprend la nécessité d’apprendre à lire et à écrire le français, qu’il maîtrise rapidement. En 1878, il obtient l’autorisation de se rendre à Paris pour visiter l’Exposition universelle. En campagne, il adopte rapidement les codes de sociabilité en vigueur chez les officiers coloniaux français, qu’il reçoit, d’après le commandant Étienne Péroz, avec « une table excellente, parfaitement servie à l’européenne ».
S’il manie avec aisance les codes européens, Mamadou Racine n’en conserve pas moins certaines coutumes musulmanes. Ainsi, on ne connaît pas le nombre exact de ses épouses (sa fiche matricule précise seulement qu’il est marié « selon la coutume du pays »). L’une d’entre elles, Mariam Inaysa, fille d’Ahmadou Cheikhou, lui est attribuée par Archinard) après la prise de Ségou en 1890, selon une coutume répandue dans l’armée coloniale française et attestée dans les mémoires de plusieurs officiers.
Soldat modèle, Mamadou Racine remplit également le rôle de guide, d’interprète et de diplomate, notamment auprès de Samory Touré, alors allié des Français, qui lui confie la garde de son fils Karamoko durant son voyage en France, en 1886. Quelques années plus tard, en 1898, c’est lui qui est chargé de traduire à Samory, alors prisonnier des Français, la sentence d’exil au Gabon prononcée par le gouverneur Trentinian.
Considéré comme un exemple parfait d’assimilation, Mamadou Racine est cependant l’objet d’une certaine suspicion de la part de plusieurs officiers français, notamment Gallieni, qui le jugent « plus gênant qu’utile », voient d’un mauvais œil son ascension professionnelle et critiquent son enrichissement. En 1872, il est réprimandé pour avoir dirigé les prières à la mosquée du poste de Bakel, vêtu d’un boubou. Après sa retraite en 1895, Mamadou Racine continue de servir les Français comme fama (roi) du Bambouck, fonction honorifique qui consiste principalement à transmettre aux populations les instructions des administrateurs français de la province.
Une mémoire conflictuelle
Mamadou Racine meurt le 24 février 1902 à Kita. En 2011, à la demande de sa famille, sa tombe est transférée dans le cimetière militaire des soldats français.
Acteur majeur de la conquête du Sénégal et du Soudan, Mamadou Racine fait l’objet d’une double occultation dans les mémoires française et sénégalaise. En France, il rejoint la cohorte anonyme des auxiliaires indigènes de la colonisation, dont le souvenir a été effacé par les figures des grands colonisateurs blancs. Au Sénégal, son nom est absent des manuels scolaires pour des raisons opposées : il y est perçu comme un collaborateur des Français et comme l’adversaire des principaux héros de la résistance à la conquête coloniale.
Cet article est également à retrouver sur le site de l’Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe (EHNE).
Stéphanie Soubrier, Post-doctorante à l’Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe (EHNE) et chercheuse associée au Centre d’histoire du XIXe siècle, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.