Le cadre inclusif international proposé fin 2021 par l’OCDE et le G20 prévoit une récupération de recettes fiscales sur les services numériques. Mais est-ce vraiment un gain pour l’Afrique ?
Avec l’essor mondial de géant comme Amazon, Facebook ou encore Netflix, les importations de services numériques ont considérablement augmenté en Afrique ces dernières années. Dans les États membres de l’Union africaine (UA), celles-ci sont ainsi passées d’un montant d’environ 19 milliards de dollars en 2007 à 37 milliards de dollars en 2017.
Cependant, les recettes fiscales prélevées sur leurs activités restent faibles. En effet, les entreprises numériques bénéficient de l’absence d’obligation directe de payer des impôts dans les pays où elles ne sont pas résidentes. Face à ce problème de déperdition fiscale, certains États mettent en œuvre des taxes directes sur les bénéfices de ces sociétés (dite taxe GAFA). En Afrique, le Nigeria, le Kenya et le Zimbabwe disposent désormais d’une législation qui impose directement les opérations numériques des multinationales non résidentes (entre 3 % et 6 %).
1,3 milliard à récupérer
Afin de proposer un cadre international harmonisé, le projet relatif à l’érosion de la base d’imposition et au transfert des bénéfices (BEPS), réalisé sous l’égide de Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et du G20, a permis d’approuver, en octobre 2021, un cadre inclusif reposant sur deux piliers pour relever les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie :
- Le premier pilier se concentre sur l’assiette d’imposition et a pour objectif la réaffectation des droits d’imposition vers la juridiction du marché concerné, indépendamment de la présence physique, et concerne de nombreuses entreprises du numérique (les industries extractives et services financiers réglementés sont exclus).
- Le deuxième pilier se concentre quant à lui sur le taux d’imposition et la création de règles coordonnées répondant aux risques actuels provenant de montages financiers qui permettent aux multinationales de transférer des bénéfices vers des juridictions à faible imposition. Il propose ainsi l’adoption d’un taux d’imposition minimum de 15 % et aura peu d’impact sur les économies du continent qui ont déjà des taux supérieurs et peu de siège d’entreprises multinationales. Cependant, le rapport mondial sur l’investissement note qu’en relavant le taux minimum à 15 % cela rendra relativement toutes les juridictions avec un taux supérieurs plus attractives.
Sur les 25 pays africains membres du Cadre inclusif OCDE/G20 sur le BEPS, 23 sont signataires de la déclaration d’octobre 2021 approuvant cette solution à deux piliers (Kenya et Nigeria ne l’ont pas encore signée, ils devront abandonner leur taxe unilatérale s’ils participent).
En s’appuyant sur la proposition du BEPS et en utilisant les données entreprises Orbis, il est possible de modéliser les scénarios du pilier 1 pour les services numériques. Selon les estimations, les recettes fiscales potentielles pour les 55 États membres de l’Union africaine (EMUA) sont de 1,3 milliard dollars américains par an, soit 0,05 % du PIB.
Comparativement, il s’agit d’un montant supérieur aux recettes qui seraient tirées d’une éventuelle taxe directe sur les services numériques fixée à 3 % des recettes brutes (800 millions de dollars). Il faudrait que celle-ci soit relevée à environ 5 % pour obtenir un montant proche.
Il convient de noter qu’actuellement, certaines importations de services numériques peuvent déjà être taxées de manière indirecte dans le cadre de taxes à la consommation. Dix-huit des EMUA ont ainsi proposé (ou mettent déjà en œuvre) une taxe indirecte sur les opérations numériques des multinationales (de 12 à 20 %).
Un pilier très large
Cependant, si on appliquait les taux TVA et autres taxes à la consommation existantes dans les 55 pays au commerce de service numérique, en moyenne les recettes potentielles pour les EMUA auraient été de 0,22 % du PIB (en 2017) si les recettes étaient effectivement collectées. Les estimations indiquent que les revenus seraient donc nettement supérieurs ceux générés par une taxe directe proposée par le pilier 1 de la déclaration.
Si la mise en œuvre complète et effective de la collecte transfrontalière des taxes à la consommation existante sur les importations de service numérique pourrait théoriquement générer des recettes fiscales plus élevées que celles du pilier 1 du programme BEPS, il convient de noter que les propositions du premier pilier du BEPS vont au-delà des seules sociétés de services numériques et généreront probablement des revenus substantiels. En effet, ce piler 1 intègre en plus de ses sociétés numériques toutes les EMN dès lors qu’elles utilisent des canaux numériques de distribution.
Comment expliquer cet écart ? Le pilier 1 stipule qu’afin d’être éligibles à ce droit de taxation, les pays doivent recevoir au moins 1 million d’euros de recettes par multinationale concernée, ce qui exclut de facto les économies africaines de ce modèle d’allocation des recettes fiscales, à l’exception des 12 plus grandes économies du continent en termes de PIB (Soudan, Côte d’Ivoire, Tanzanie, Ghana, Kenya, Éthiopie, Maroc, Angola, Algérie, Égypte, Afrique du Sud et Nigeria).
Ceci dit, le cadre inclusif prévoit une exception pour les économies dont le PIB est inférieur à 40 milliards d’euros, en leur attribuant un droit d’imposition à partir d’un seuil de 250 000 euros.
Une centaine des 500 plus grandes entreprises concernées
En dépit de cet élargissement du périmètre, l’OCDE estime que la réattribution des bénéfices au titre du pilier 1 s’appliquera à seulement une centaine de multinationales enviro. Il s’agit certes des plus importantes mais la disposition prévoit d’étendre le champ d’application à d’autres EMN qu’au bout de sept ans. Cependant, cela représente la tout de même la majorité des IDE dans le monde.
Toutes les grandes sociétés de services numériques ont des marges bénéficiaires avant impôt comprises entre 13 % (Netflix) et 39 % (Facebook), et allant jusqu’à 70 % pour Amazon, ce qui impliquerait donc des bénéfices réaffectés au niveau mondial (25 % du bénéfice résiduel). Les montants imposables diffèrent toutefois considérablement, Netflix, Adobe et PayPal se situant au bas de l’échelle ; et Meta, Alphabet (anciennement Google), Amazon, Microsoft et Apple se positionnant en haut de cette échelle.
La part qui est allouée aux économies africaines dans le cadre des nouvelles règles du pilier 1 semble a priori minime et il faudra attendre encore 7 ans avant une éventuelle extension du champ d’application de cette règle pour y inclure davantage de multinationales.
Il est donc primordial qu’un nombre plus important de pays du continent participe au cadre inclusif du BEPS, auquel 23 États ont jusqu’alors adhéré, les actions multilatérales étant plus propices à des résultats probants dans une économie mondialisée. D’autant que, les difficultés éprouvées par les pays du G20 lors de ces négociations montrent par analogie à quel point la capacité de négociation des EMUA seuls face aux géants du secteur serait réduite. En parallèle, les pays doivent travailler a mieux collecter les taxes indirectes sur les services numériques afin de maximiser l’ensemble de revenus (directs et indirects) potentiels.
Nicolas Köhler-Suzuki, directeur d’International Trade Intelligence, et Rutendo Tavengerwei, conseillère en politique commerciale spécialisée dans l’Afrique ont participé à la rédaction de cet article, qui s’appuie sur l’étude publiée le 9 septembre par l’Agence française de développement (AFD) dans la collection « Questions de développement ».
Julien Gourdon, Economiste, Agence française de développement (AFD) and Jean-Baptiste Pétigny, Coordinateur, Facilité française d’Assistance Technique auprès de l’Union africaine, Expertise France, Agence française de développement (AFD)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.