Près de deux ans et demi après sa défaite officielle à la présidentielle togolaise de 2020 — qu’il conteste depuis —, de son exil, Agbéyomé Messan Kodjo répond aux questions du Journal de l’Afrique. L’opposant revient sur son exil, sur les démarches qu’il a entreprises après la présidentielle ou encore sur ses relations avec les diplomaties occidentales. Interview.
Le Journal de l’Afrique : Vous avez proclamé votre victoire au lendemain de la présidentielle togolaise. Qu’est-ce qui vous fait dire, encore aujourd’hui, que les résultats ont été faussés ?
Agbéyomé Messan Kodjo : Nous disposons de tout un faisceau de preuves démontrant une volonté du régime de « braquer » cette élection. La loi électorale togolaise prescrit ainsi l’obligation pour la Commission électorale nationale indépendante (CENI) de disposer de tous les procès-verbaux des 9 389 bureaux de vote au plan national avant toute publication officielle des résultats.
Le code électoral prévoit un délai de six jours pour ce recensement général et l’acheminement de tous les résultats, en raison de l’état de nos infrastructures routières. Or, dans le cas présent, Faure Gnassingbé s’est autoproclamé vainqueur 24 heures après le scrutin. Cela porte un nom : c’est un coup d’Etat.
Je rajoute que l’écrasante victoire électorale de la Dynamique Monseigneur Kpodzro (DMK) le 22 février 2020 a été saluée par les principales formations politiques de l’opposition et de la société civile togolaises, et reconnue par certains diplomates du monde occidental. Ceux-ci nous ont alors confié leur conviction que, malgré cette réalité des urnes, Faure Gnassingbé n’avait pas envie de quitter le pouvoir.
A cela s’ajoutent deux éléments majeurs : d’abord, la tentative de Faure Gnassingbé d’acheter ma complaisance en échange d’un poste de Premier Ministre aux pouvoirs élargis et d’une valise de 15 millions d’euros. La proposition m’a explicitement été faite par le ministre Atcha Adédji qui a d’ailleurs reconnu lors de notre entretien la défaite de son patron, tout en me demandant de taire mes revendications. Ensuite, la production par Faure Gnassingbé de faux messages de félicitations diffusés sur RFI pour décourager les mouvements de contestation de sa présumée victoire.
« J’ai été détenu dans des conditions humiliantes »
Vous avez ensuite subi des arrestations et, selon la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), vous n’avez pas bénéficié du droit à la liberté d’expression qui était votre droit. Comment avez-vous vécu la situation ?
Comme un soulagement et comme la confirmation des dérives judiciaires dans mon pays. Ayant décliné l’offre de subornation, mon domicile fut encerclé pendant deux mois par des militaires lourdement armés. Cela a duré jusqu’au 25 avril 2020, avec une attaque d’une rare violence. Ma maison a ainsi été saccagée, le personnel de service, la famille et les soutiens ont été violentés, la plupart jetés en prison.
J’ai moi-même été conduit manu militari à la gendarmerie où j’ai été détenu dans des conditions humiliantes et où j’ai subi un interrogatoire musclé quatre jours durant sous le régime de la garde-à-vue. Au terme de cette épreuve, il nous fut interdit de réclamer jamais dans l’avenir l’écrasante victoire électorale du peuple togolais portée sur notre personne.
La violence aveugle n’a épargné personne. Même le Prélat de 92 ans, Mgr Kpodzro, malgré son âge et son vêtement liturgique — la calotte sur la tête — n’a pas été épargné par les brutalités militaires.
En dépit de ces brimades sur ma personne, ma famille et mes collaborateurs, le groupe des ambassadeurs des pays occidentaux est demeuré muet. Il nous confirmait pourtant quelques jours auparavant, l’écrasante victoire du peuple togolais marquant l’alternance politique au Togo après 53 ans de règne chaotique de la famille Gnassingbé.
C’est pour avoir dérogé à l’interdiction formelle de ne plus réclamer cette victoire que ma vie a été mise en danger et que je suis obligé de me protéger par une vie de clandestin.
Naturellement la Cour de Justice de la Cedeao a dit le droit en condamnant l’État togolais pour trois motifs : le saccage de mon domicile et mon enlèvement, ma séquestration à la gendarmerie, et l’interdiction illégale de revendiquer la victoire du Peuple togolais.
Malgré la date butoir fixée pour l’exécution de l’arrêt No ECW/CCJ/JUD/11/2022 du 24 mars 2022 de la Cour de Justice de la Cedeao, jusqu’à ce jour, Faure Gnassingbé n’est pas pressé d’obéir aux ordonnances de la justice communautaire, en violation du droit international.
« Je ne m’explique pas l’attitude de Paris qui soutient une dictature cinquantenaire »
Estimez-vous avoir manqué de soutien international ? Que pensez-vous du soutien du régime togolais actuel par la communauté internationale, notamment par Paris ?
Je suis surpris et indigné par le silence et donc par une forme de complicité du groupe des ambassadeurs des pays occidentaux. Je ne m’explique pas l’attitude de Paris qui soutient de fait une dictature cinquantenaire atomisée dans les urnes et se rend complice de la fabrication de faux messages. C’est en réalité une violence faite au peuple togolais.
C’est aussi de la part de l’Union Européenne et des Nations Unies une application à géométrie variable du droit international. Le peuple togolais a tout autant droit au respect de ses choix que tous les autres peuples de la planète.
Je pense que la France, avec laquelle nous entretenons des liens historiques, devrait s’interroger sur les raisons profondes du rejet dont elle fait l’objet dans une partie croissante de nos populations. Elle ne peut s’accommoder d’un deux poids-deux mesures pour ce qui concerne les droit universels des peuples à décider souverainement de leur destin. C’est une question de fidélité à son image historique de chantre de la démocratie et des droits de l’Homme.
Des Françaises, sous mon toit, ont été molestées, menottées, humiliées par les militaires de Faure Gnassingbé, sans qu’aucun officiel français n’ait exprimé la moindre protestation, le moindre soutien, ni la moindre compassion.
Premier ministre du 31 août 2000 au 29 juin 2002, vous connaissiez le système de l’intérieur. Imaginiez-vous devenir la cible de Faure Gnassingbé ?
Les actes de violence gratuite dont j’ai été victime de sa part depuis une décennie sont impressionnants et cristallisent une forme de détestation morbide, peut-être de fascination pour moi. Je ne peux que lui souhaiter de se ressaisir avant qu’il ne soit trop tard. Je demeure confiant quant à ma capacité à mener ma mission.
« Je continuerai sans relâche »
Deux ans après la présidentielle, comment voyez-vous évoluer les choses. Et pourquoi continuer à revendiquer la victoire, n’est-ce pas peine perdue ?
Je continuerai sans relâche, car au-delà de ma personne, c’est le peuple togolais qui a été spolié, c’est la décision du peuple togolais qui a été bafouée. C’est un scandale avec la subornation de plusieurs personnalités, qui savent et se taisent. Ces personnes font fi de la tragédie du peuple togolais, du sort des prisonniers politiques et du système liberticide qui régente la vie de nos populations.
Je ne renoncerai donc jamais car c’est de la Nation togolaise tout entière dont il s’agit. Mon combat s’inscrit dans la lutte des patriotes de tous horizons qui travaillent sans relâche pour l’émergence d’un Togo démocratique uni et prospère.
Je reste persuadé que le temps de la clarification n’est plus loin. On ne peut rester éternellement dans le déni. A chaque saison ses fruits ! Depuis le hold-up de Faure Gnassingbé toutes les initiatives depuis 2020 pour une manifestation pacifique ont été systématiquement interdites. La dernière en date est celle du 16 juillet 2022 pour des raisons sécuritaires, alors que le parti au pouvoir et d’autres groupes politiques ou culturels exercent ce droit constitutionnel sans aucune entrave. Jugez-en par vous-même.
Vous avez nommé des ministres ou des diplomates. Êtes-vous obligé de devoir faire des « coups de communication » pour rester présent sur le devant de la scène ?
Il ne s’agit pas de « coups de communication », pas du tout. Toute œuvre pionnière procède avant tout d’une prise de responsabilité et d’audace, et c’est bien de cela dont il s’agit à travers la mise en place du gouvernement légitime du Togo en exil. C’est la raison pour laquelle nous avons légitimement mis en place un écosystème capable de porter le combat pour la défense de la Souveraineté Intégrale du Togo, raison d’être de la lutte des Patriotes de tous horizons.
Aujourd’hui plus que jamais, se mènent sous tous les cieux des combats souverainistes et ce serait une insulte de considérer celui, avant-gardiste, du peuple togolais sur le continent africain comme un vulgaire « coup de communication ».
On l’a vu dans d’autre pays — comme avec Jean Ping au Gabon —, malgré une victoire revendiquée, la vie politique continue. Comment le vivez-vous ?
A chaque saison ses fruits, vous ai-je dit précédemment. Les dynamiques ne sont pas les mêmes nonobstant les pesanteurs ambiantes, d’où la différence tactique et stratégique. Il y a certes beaucoup de similitudes avec la situation politique au Gabon, mais le cas du Togo est atypique à maints égards. Le scrutin présidentiel du 22 février 2020 fut un raz-de-marée populaire qu’on cherche à tenir en échec, avec les tensions et les frustrations qui sont encore visibles. Depuis deux ans, toutes les manifestations pacifiques organisées par la DMK sont systématiquement interdites ou matées.
Au moment où l’Afrique est en proie à des convulsions, où le risque terroriste est partout et même désormais chez nous à Lomé, la date butoir du 23 juin 2022 dernier pour l’exécution de l’arrêt du 24 mars 2022 de la Cour de Justice de la Cedeao, conjuguée à l’action résolue du Gouvernement légitime du Togo, constituent indéniablement des catalyseurs du changement tant attendu par le peuple togolais.
Le combat du peuple togolais est avant tout porté par des patriotes convaincus de leur mission d’âme en cette saison particulière de grands bouleversements mondiaux qui débouchera inéluctablement sur la véritable indépendance des peuples d’Afrique avec la renaissance africaine.
Je ne suis qu’un maillon de la grande chaîne des Bâtisseurs de l’Afrique nouvelle, et je souhaite à nos détracteurs et aux prédateurs de la souveraineté des peuples de cesser de se conduire en pompiers-pyromanes. Je reste serein. J’ai confiance en la puissance divine pour l’accomplissement de Son Plan Parfait pour le Togo.
« Je reste convaincu que je retournerai dans mon pays sous peu »
Comment se résume votre quotidien ? Êtes-vous exilé ? Retournerez-vous un jour au Togo ?
Avant toute chose, je médite et effectue le travail spirituel nécessaire à notre mission collective de Libération nationale du Togo. Je suis quotidiennement les activités politiques nationales et internationales, J’approfondis mes réflexions et travaille en permanence sur les mesures les plus adaptées pour sortir mes concitoyens de l’impasse dans laquelle se trouve le Togo, dans le contexte géopolitique mondial actuel. Je lis beaucoup, prépare les grands dossiers du conseil des ministres. Je prends aussi un peu de temps pour moi et les miens. Bien sûr, l’exil n’est pas facile et vivre loin de sa terre est une souffrance. Mais je reste convaincu que je retournerai dans mon pays sous peu, par la grâce de Dieu.
Quelles sont les démarches que vous allez entreprendre, notamment auprès des instances internationales ?
Nous avons saisi toutes les instances internationales qui comptent, notamment la Cedeao, l’Union Africaine, l’Union européenne, les Nations unies, la Francophonie… Mgr Philippe Fanoko Kpodzro, parrain éponyme de la DMK, qui a soutenu ma candidature et est menacé de mort et exilé comme moi, s’est rendu en mai 2021 à Bruxelles à la Commission européenne puis en octobre 2021 à Paris devant l’Assemblée nationale pour réclamer que justice soit faite au Peuple togolais.
Il attend toujours la réaction de ces institutions pour rentrer au pays pour y terminer sa vie. Notre combat continue, le nôtre et celui de tant de patriotes togolais…