L’un des États les plus pauvres du monde vient d’annoncer que ses citoyens pourront désormais régler leurs achats en bitcoin. Une décision qui fait débat.
Au soir du 22 avril 2022, les médias furent unanimement interloqués par le virage que prenait la politique monétaire de la République centrafricaine : l’adoption du bitcoin comme monnaie officielle au côté du franc CFA et la légalisation de l’usage des cryptomonnaies.
La présidence de la RCA affirme que « cette démarche place la République centrafricaine sur la carte des plus courageux et visionnaires pays au monde », étant donné qu’elle serait le deuxième État du monde à l’entreprendre, après le Salvador, et le tout premier du continent africain.
Un optimisme pour les nouvelles économies de la blockchain que ne partagent pas nombre d’observateurs, à l’instar de Bill Gates, qui estime que les cryptomonnaies n’apportent rien à la société. Cette position est également reprise par la directrice de la Banque centrale européenne Christine Lagarde, pour qui ces actifs digitaux ne valent rien.
La cryptomonnaie en RCA, un Far-West qui incite la méfiance
Deux raisons semblent justifier les inquiétudes suscitées par la décision de Bangui.
La première est tout simplement le fait que la cryptomonnaie est animée par une prétention de « self-made » qui échappe aux traditions et au classicisme des économies et systèmes d’échange, dont les lois sont valables et identifiables à toutes les époques. Un véritable trou noir pour les adeptes du contrat social, qui estiment que les modes d’organisation qui ne sont pas soumis à l’autorité sont des Far-West sans foi ni loi.
La seconde raison est le gabarit économique de la République centrafricaine, qui est l’un des pays les plus pauvres de la planète. Regardons cela de plus près.
Le procès fait aux cryptoactifs n’est pas dénué de raison. Adopter la cryptomonnaie comme monnaie légale, c’est s’engager dans une géopolitique de l’inconnu, de l’incertitude et de la surprise – l’incertitude étant source d’insécurité, ne serait-ce que parce qu’elle facilite le développement d’intentions inconnues et le déploiement d’actions non maîtrisées. Déplacer les activités dépendantes du régalien vers une dépendance aux lois du marché ou des zones d’ultralibéralisme, créées justement pour échapper à la souveraineté des États et autres contraintes politiques, n’est pas sans risque. Dans cette course, les États faibles comme la République centrafricaine ne semblent a priori pas disposer des meilleurs atouts.
Et que dire de la volatilité, caractéristique intrinsèque de la cryptomonnaie qui condamne le cours du bitcoin à une précarité perpétuelle ? En 2021, les cours du bitcoin avaient flambé de plus de 150 %, atteignant un taux historique de 68 991 dollars, avant de s’effondrer. Même si le marché́ s’est assagi en 2022, les variations restent très fortes : -17 % en février, +8 % en mars et +10 % en avril. Le bitcoin s’échangeait le 27 avril 2022 à plus de 39 000 dollars ; sa valeur au 26 mai était de 29 494,60 USD ; au 21 juin, elle était de 20 033,31 USD.
L’expérience du Salvador, où 92 % des plus de 1 600 personnes interrogées dans un sondage ont manifesté leur désamour du bitcoin et 93,5 % leur réticence à être payées en bitcoins, est de nature à conforter cette méfiance.
Le bitcoin est régulièrement perçu comme une bulle spéculative à cause de l’alternance imprévisible entre les envolées de ses cours et leurs chutes vertigineuses. Pour bon nombre de spécialistes, la généralisation de son utilisation ne peut que susciter des pertes financières catastrophiques.
Les banques centrales lui reprochent de favoriser les déséquilibres financiers, le blanchiment d’argent et la fraude fiscale. Le Fonds monétaire international a qualifié la décision du Salvador de danger pour « la stabilité financière, l’intégrité financière et la protection des consommateurs ». Concernant la Centrafrique, Abebe Aemro Selassie, directeur Afrique du FMI, prévient qu’il ne faut pas considérer les cryptomonnaies « comme une panacée contre les défis économiques ».
Le bitcoin est également suspecté de faciliter les escroqueries, le financement du terrorisme et les trafics en tout genre à cause de son système de paiement anonyme crypté. Les transactions illicites permises par le bitcoin sont estimées à 76 milliards de dollars par an, soit 46 % des transactions en bitcoins.
En tout état de cause, pour se prêter institutionnellement à la mouvance des cryptoactifs et tirer son épingle du jeu, la RCA devrait disposer des infrastructures et de la complexité économique nécessaires pour absorber leurs évolutions. Or la sécurité économique et technologique du pays soulève bien des inquiétudes.
L’insécurité économique de la RCA
Selon la dernière évaluation risque-pays de la Compagnie française d’assurance spécialisée dans l’assurance-crédit à l’exportation (COFACE), les conditions sécuritaires et politiques en RCA sont source de fragilité et d’instabilité, ce à quoi s’ajoute l’extrême pauvreté de la population.
L’économie accuse une forte dépendance à l’égard des exportations de matières premières – une dépendance d’autant plus problématique que l’exportation d’or et de diamants, qui se déroule souvent dans l’illégalité, n’alimente que très peu les recettes publiques. Avec une inflation moyenne de 2,7 % sur les quatre dernières années, les prévisions de taux de croissance de 3,4 % pour 2022 ne doivent pas laisser oublier qu’il a été de -0,6 % en 2021. Autres indices défaitistes, le solde courant par rapport au PIB (-6,1 % en 2022) et le solde public par rapport au PIB (-1,2 % en 2022) sont tous négatifs depuis les trois dernières années.
Selon la Banque mondiale, depuis l’indépendance obtenue en 1960, la richesse par habitant a été réduite de moitié en RCA. Une reprise économique durable, possible seulement si l’insécurité baisse nettement, est indispensable pour réduire la pauvreté (70 % de la population vivrait sous le seuil de pauvreté en 2020. Cette pauvreté explique la forte mortalité infantile, estimée à 882 pour 100 000 naissances vivantes, mais aussi le classement du pays à l’indice de développement humain de l’ONU, au 188e rang sur 189 pays en 2020.
La Banque africaine de développement fait un constat du même ordre en soulignant que le risque de surendettement de la RCA reste élevé en raison de sa grande vulnérabilité aux chocs extérieurs et du risque de change lié au niveau élevé de sa dette extérieure. Ce gabarit économique montre combien les défis de développement y demeurent prioritaires et profonds.
Décalage infrastructurel et faiblesse de l’éducation numérique
L’opérationnalisation d’un projet d’économie durable de la blockchain à l’échelle nationale, au regard de sa globalité et des effets d’enchaînement escomptés, devrait reposer a minima sur une base infrastructurelle soutenable et une éducation numérique viable.
Or les capacités infrastructurelles de la RCA sont très limitées. Sur le plan énergétique, le ratio énergétique entre la production (171 millions kWh) et la consommation électrique (159,40 millions de kWh) en RCA est excédentaire de 108 % des besoins réels actuels. Mais le 22 mars dernier, après sollicitation de la RCA pour le financement du développement de son réseau et de sa capacité électrique, la Banque mondiale a laissé entendre que la RCA reste le pays au monde où le taux d’accès à l’électricité est le plus faible. Avant d’ajouter que la mise en œuvre d’un tel projet y serait très difficile.
Avec un taux d’électrification de 3 %, et alors que 4 de ses 5 millions d’habitants vivaient sans électricité en 2012, faute d’investissement, une étude du PNUD montre en 2017 que le potentiel hydroélectrique du pays reste sous exploité. La bioénergie représente encore 98 % de la production nationale. C’est la prééminence de cette catégorie d’énergie dans la production nationale qui semble justifier la rareté d’infrastructures technologiques de consommation électrique. En outre, plusieurs projets d’envergure sont perturbés par des cycles d’instabilité sécuritaire et politique. En 2022, le gouvernement tente toujours de rassurer la population qui attend des réalisations concrètes.
Sur le plan technologique, lors de l’approbation de la composante RCA de la Dorsale à fibre optique d’Afrique centrale en 2018, la Banque africaine de développement dressait le constat que « la RCA demeure le dernier pays enclavé du continent à ne pas disposer de liaisons terrestres à fibre optique avec ses voisins immédiats. De plus, à la faiblesse notoire du taux de pénétration d’Internet et de la téléphonie mobile vient s’ajouter la quasi-inexistence d’infrastructures haut débit filaires ».
Quatre ans plus tard, bien que Huawei et Orange interviennent comme partenaires technologiques majeurs, les avancées demeurent médiocres. Si les Datacenter sont implémentés pour des structures spécifiques comme le ministère des Finances et du Budget ou celui qui accompagne la composante RCA de la dorsale à fibre optique d’Afrique centrale, ces installations critiques restent sous la menace constante posée par l’insécurité qui règne dans le pays.
« Là où Internet propose de créer des ponts, l’illectronisme risque toujours de lui faire barrage », soulignait en novembre 2020 Philippe Wang, alors vice-président exécutif de Huawei Northern Africa. Le paysage numérique centrafricain illustre la justesse de cette affirmation. Ainsi, la difficulté qu’éprouvent les individus à maîtriser les outils numériques en RCA constitue l’une des limites majeures à la numérisation et à l’éducation des populations aux outils digitaux.
Selon le rapport national volontaire de suivi de mise en œuvre des objectifs du développement durable en 2019, alors que le taux d’alphabétisation des adultes est de 58,9 %, la part des établissements scolaires ayant accès à l’électricité est de 3 % et aucun n’a accès à Internet. Au total, on décompte 650 000 utilisateurs d’Internet en RCA pour environ 5 millions d’habitants, avec un taux général de pénétration de 14 % en janvier 2020. La RCA se retrouve en bas des classements mondiaux des principaux réseaux sociaux avec 2,5 % de taux de pénétration.
Une réforme qui ne profitera qu’à une minorité
Dans ce contexte, l’adoption du bitcoin comme monnaie officielle laissera transparaître la fracture digitale du pays. L’économie de la blockchain peut être salutaire, mais elle exige un investissement humain, matériel et financier conséquent. Dans le cas contraire, elle deviendra un modèle élitaire dont l’impact sera limité aux urbains fortunés et instruits au numérique.
Finalement, il est en même temps trop tôt pour confirmer les promesses faites au lancement du bitcoin, mais aussi, trop tôt pour le condamner définitivement après l’annonce du nouveau projet Sango…
Idriss Miskine Buitchoho, Chercheur au Centre Maurice Hauriou de recherche en droit public et science politique, Université Paris Cité
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.