Insécurité, immigration, exportations d’hydrocarbures… la Libye est un enjeu pour les puissances étrangères. Pourtant, la situation sur place est difficile à analyser, et les conflits intestins minent la transition politique. La communauté internationale peut-elle vraiment aider la Libye à guérir de ses maux ?
« La Libye est la terre de tous les paradoxes », ironisait le reporter de guerre Adrien Jaulmes en 2011 déjà. Et au fil des années, les paradoxes libyens n’ont fait que se multiplier. Les relations incestueuses entre les différents acteurs politiques libyens, et leurs soutiens internationaux, en sont au point de l’absurde.
Une diplomatie fluide ou aléatoire ? Une diplomatie nullipare, surtout. Car malgré la formation de treize gouvernements reconnus par l’ONU depuis la chute de Kadhafi, aucune élection ne s’est tenue en Libye. Et bien que les Nations unies et les pays occidentaux fassent chorus pour la tenue d’une future élection présidentielle, ni le Royaume-Uni, les Etats-Unis, la France, la Russie, l’Italie et la Turquie, ni les autocraties arabes ne semblent réaliser à quel point la Libye est morcelée. Ou bien le réalisent-ils trop bien ?
En tout cas, la Libye est tout à la fois : l’espace de « retournement des mobilités en Afrique » de Delphine Perrin, de « l’a-étatisme exacerbé » de Saïd Haddad, et de la « malédiction du pétrole » de Michael Ross. Mais en diplomatie, personne ne s’investit plus outre-mesure en Libye, comme si toutes les puissances mondiales avaient réalisé que le pays nord-africain était devenu le nouveau « cimetière des empires ».
Une classe politique libyenne fragile
Le forcing du chef du parlement de Tobrouk (HoR), Aguila Salah, pour la tenue des élections en décembre dernier, malgré son échec, ne relevait pas d’un suicide politique. Salah, qui reste encore le stratège de la politique de l’Est libyen, observait le rapprochement entre les Emirats arabes unis (EAU) et la Turquie d’un œil méfiant. Les EAU avaient soutenu l’Est libyen durant la dernière guerre civile. Et c’était surtout l’intervention turque en soutien du gouvernement qui avait empêché la chute de Tripoli.
Donc pour Salah, comme pour l’homme fort de l’Est Khalifa Haftar, le vrai gain à l’échange du chaos électoral de l’année dernière était l’enrôlement de l’ambitieux ancien ministre de l’Intérieur, Fathi Bachagha, nommé depuis Premier ministre par Aguila Salah.
Bachagha a été rapidement adoubé par l’Egypte, où le cousin de Mouammar Kadhafi, Ahmed Gaddaf al-Dam, a formé un puissant lobby. Ahmed Gaddaf al-Dam était l’un des premiers représentants du « Guide de la révolution » en Afrique subsaharienne, mais il était également le camarade du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi à l’académie militaire.
Dans la capitale, le Premier ministre en poste, Abdel Hamid Dbeibah, s’est rapproché pour sa part de l’Algérie, du leader tchétchène Ramzan Kadirov, mais également des conseils tribaux du Fezzan. Cette région du Sud échappe encore au contrôle de Haftar, malgré la présence de ses troupes de l’Armée nationale libyenne (ANL).
De quoi également démystifier l’influence du très populaire fils de Mouammar Kadhafi, Saïf al-Islam, dans le sud libyen. Selon Amnesty International, les Forces armées libyennes (FAAL), loyales à Dbeibah, ont arrêté des dizaines de militants pro-Kadhafi et pro-Haftar dans la région en mars et en Avril. Un contexte encouragé sans doute par le retrait de Wagner de la région. Au moins six vols recensent des Tupolev transportant des paramilitaires Wagner depuis Benghazi vers la Syrie ou le Mali entre les mois de décembre 2021 et de février 2022. Et la présence russe en Libye est aujourd’hui plus qu’incertaine.
Le 17 mai, la Brigade Nawasi, dirigée par l’ancien chef des renseignements militaires Oussama Jouli, a tenté d’imposer une prise de Tripoli par Fathi Bachagha. Au bout de quelques heures, l’intervention de la Brigade 444 de Mahmoud Hamza, très proche de la Turquie, a repoussé cet assaut. Oussama Jouli a été limogé, et Abdel Hamid Dbeibah a finalement commencé à voir sa feuille de route vers des « élections législatives en 2022 » devenir la seule solution consensuelle. En attendant, un statu quo s’est installé.
Statu quo pétrolifère
Un statu quo qui déplait à l’Occident. Entre Dbeibah et Bachagha, le conflit tourne surtout autour du contrôle de la Banque centrale et de la compagnie pétrolière de l’Etat National Oil Corporation (NOC). Les deux institutions, garantissant un contrôle inéquivoque de la Libye, sont partagées entre les deux Premiers ministres Misratis et leurs soutiens. Et en attendant que la guerre civile, le lobbying étranger, ou les élections dans une bien moindre mesure, les départagent, Dbeibah et Bachagha bloquent la production, l’export, et les revenus du pétrole.
Bien que cet embargo pétrolier déplaise à l’Europe et les Etats-Unis, ces deux parties tentent de faire pencher la balance au bénéfice de leurs alliés de l’Est. Le représentant de la France auprès des Nations unis, Nicolas de Rivière, a déclaré, fin mai, devant l’ONU : « Le statu quo n’est pas une option pour la Libye ». Le diplomate a tapé du pied, appelant « tous les Etats membres d’assurer le respect de l’embargo sur les armes » dont « l’opération IRINI constitue une contribution unique à la mise en œuvre ».
Cette opération européenne, assurée par la marine française, s’est octroyée de nouveaux mandats depuis le début de l’embargo pétrolier en Libye. A savoir « la lutte contre les trafics illicites de pétrole via la Libye », lit-on sur les plus récentes déclarations de l’état-major des armées françaises. Interrogations de navires en mer, soutien à l’extension des opérations offshore de la major italienne ENI… et, selon des sources du Journal de l’Afrique auprès de la commission militaire mixte libyenne (5+5), des « cadeaux » des ambassades occidentales ont afflué en direction des délégués, afin que la commission accepte le prolongement du mandat de l’opération IRINI le 3 juin.
Du côté des Etats-Unis, de l’Italie, de la Commission européenne et du Royaume-Uni, qui avaient mis les actifs de la Libyan Foreign Bank (LFB) sous « administration spéciale », la demande, formulée par Aguila Salah le 13 mai, de bloquer les revenus du pétrole a été acceptée unanimement.
L’ambassadeur américain en Libye, Richard Norland, a déclaré ensuite que ces fonds seront débloqués lorsqu’un « environnement politique plus stable, qui rétablira l’élan vers les élections parlementaires et présidentielles apaisées » sera mis en place. Un euphémisme pour la réouverture des robinets du pétrole onshore. Le blocage des ports d’un côté par l’ANL de Haftar au bénéfice de Bachagha, et la fermeture des champs par les délégués tribaux pro-Dbeibah de l’autre, ont fait chuter la production pétrolière de la moitié, soit 600 000 barils par jour. Fin mai, les champs pétroliers d’Al Nafoura et Galwa ont également été fermés, et les ports de Brega et Zueitina ont annoncé l’arrêt des exports pétroliers.
Une voie sans issue ?
Pour l’instant, donc, la priorité des diplomaties occidentales en Libye sera de maintenir le contrôle sur le flux des hydrocarbures, tout en bloquant les revenus pour faire pression sur les dirigeants libyens.
Quant à la Turquie et la Russie, l’objectif à court terme ressemble de plus en plus à assurer que cette impasse libyenne se poursuive en toute civilité. Le rapprochement rapide entre les EAU et Ankara a grandement aidé à désamorcer le risque de guerre civile. Mais entre les Emirats et la Russie, également, les intérêts libyens convergent. Car même si Wagner et Abou Dabi n’appuient plus le maréchal Haftar, ils ne peuvent pas soutenir ouvertement le gouvernement d’unité nationale (GNU) de Dbeibah. Cela s’est manifesté au refus de Ramzan Kadyrov, en mars, d’aider militairement Dbeibah, suivi de près d’une entrée en force de l’Algérie du côté de Tripoli.
Nouveaux accords énergétiques, coopération dans l’organisation des prochaines élections, déplacement du chef de Sénat Khaled al-Michri – proche de l’Algérie et de la Turquie – au Caire pour participer aux pourparlers avec Aguila Salah… l’Algérie s’est imposée en garant pour la paix en Libye. Jusqu’à la fin du conflit ukrainien et du retour des troupes de Wagner en Libye ? Jusqu’aux élections ? Difficile de le savoir, mais les efforts algériens en Libye ont été salués par Moscou, Ankara, et semblent apaiser la partie égyptienne.
L’Egypte, malgré ses relations houleuses avec l’Algérie, préfère de loin discuter avec Tebboune qu’avec Recep Tayyip Erdoğan, surtout lorsqu’il s’agit de la Libye. L’Algérie a, après tout, l’avantage d’avoir maintenu des années de neutralité dans le dossier libyen. L’Algérie entretient aussi de grandes ambitions africaines, et la participation aux pourparlers libyens du Caire lui permettent de court-circuiter le Maroc sans s’exposer.
L’Afrique aux abonnés absents
Toutefois, avec autant d’acteurs, aux divers intérêts, qui s’entrecroisent dans la crise politique libyenne, l’Afrique a été marginalisée. L’unique partie libyenne qui cherche encore à se référer à la diplomatie africaine comme espace de résolution de la transition politique en Libye : le très discret Conseil présidentiel libyen.
Le chef du conseil, Mohammed el-Menfi, cherche aussi à ramener l’organisation des élections libyennes au contrôle de la mission des Nations unies, la MANUL. Depuis la démission du chef de la MANUL, Ján Kubiš, en novembre dernier, l’Américaine Stephanie Williams a été parachutée en Libye. Williams a ensuite enchainé les débâcles, tant et si bien que les mandats de Kubiš et de Ghassan Salamé semblent plus productifs. Mais l’anathème de Stephanie Williams représente une opportunité pour el-Menfi.
En effet, le président libyen a concentré ses efforts sur la recherche d’un candidat à la succession de Stephanie Williams, qui soit confirmé par le Conseil de sécurité de l’ONU, contrairement à l’Américaine qui a simplement été nommés par le Secrétaire général des Nations unies António Guterres.
Une manière pour el-Menfi de garantir sa propre carrière politique, mais également le retour du dossier libyen dans le giron de l’Union africaine, où le désarmement des brigades et des groupes armés aurait plus de chances d’aboutir, surtout si le Tchad et le Soudan se montrent gracieux.
Autre avantage : l’UA n’aurait aucune raison de botter en touche. Au fil des années, le chef d’Etat du Congo-Brazzaville, Denis Sassou-Nguesso – il dirige le Comité de l’UA sur la Libye –, et son diplomate-en-chef Jean-Claude Gakosso, convoitent une victoire diplomatique en Libye. Le chaos libyen a été capital dans l’aggravation de la menace terroriste au Sahel et dans le Bassin du Tchad, et menace aujourd’hui de mettre à genoux toute initiative de développement au cœur du continent.
Pour l’instant, el-Menfi semble insatisfait par l’unique candidat en lice, l’ancien chef de la mission de l’ONU au Mali (MINUSMA), le Tunisien Mongi Hamdi. Même si ce dernier aura le soutien des Etats-Unis, de la Chine, de la Russie, de l’Algérie, de l’Afrique du Sud, de l’Ethiopie et d’une bonne autre douzaine de pays africains, Hamdi a déjà eu des tensions avec la diplomatie française pour son rôle dans la signature des accords d’Alger au Mali, et sa candidature pourrait être bloquée par la France ou le Royaume-Uni.
Il reviendra donc à l’Union africaine de faire monter la clameur autour d’une personnalité plus consensuelle, si elle veut revenir dans le dossier libyen.