Le chimiste et magnat de l’agriculture biologique et du développement durable, l’Egyptien Ibrahim Abouleish, est mort il y a cinq ans. Un héros des temps modernes qui a révolutionné son secteur.
Seuls trois pays africains comptent plus d’un prix Nobel attribué à l’un de ses ressortissants : l’Afrique du Sud avec onze prix Nobel, l’Egypte avec quatre et l’Algérie avec deux. La raison : un manque de moyens alloués à la recherche scientifique. Conséquence : les chercheurs africains, dans tous les domaines, peinent à sortir du lot à l’international et la fuite des cerveaux a été l’un des problèmes africains ces dernières décennies.
Il n’empêche que certains scientifiques africains, pour plusieurs raisons, n’hésitent pas à abandonner des postes stables afin d’investir dans leurs pays d’origine. C’est le cas de l’Egyptien Ibrahim Abouleish. Ce chimiste et docteur en pharmacologie, amateur de Goethe, est sûrement l’une des figures égyptiennes les plus connues dans le monde, même si les Egyptiens se sont plutôt désintéressée de ses travaux.
Ibrahim Abouleish, entre politique et science
Ibrahim Abouleish est un homme mystérieux. On a découvert, peu avant son décès, le 15 juin 2017, qu’il appartenait à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), puis au mouvement Fatah du leader palestinien Yasser Arafat. Certains disaient qu’il était nassériste — partisan du défunt leader égyptien Gamal Abdel Nasser. L’Université al-Azhar, elle, assure qu’il avait des tendances islamistes. Un sacré melting-pot.
Etrange quand on connait le background d’Ibrahim Abouleish, issu d’une famille aisée, originaire du Sinaï. Il a avoué dans une interview avoir été marqué par la guerre israélo-arabe. Son père et ses oncles étaient des leaders de l’agroalimentaire, et ont beaucoup perdu au Plan d’Abdel Nasser, puis avec l’invasion israélienne du Sinaï. Ibrahim Abouleish est également un européiste convaincu. Il avait fait ses études, dans les années 1950 et 1960 entre l’Autriche et l’Allemagne, où il s’est rapproché de l’altermondialiste et futur créateur du Conseil pour l’avenir du monde, Jakob von Uexkull.
Plus tard d’ailleurs, en 2003, ce dernier octroie à Ibrahim Abouleish le Prix Right Livelihood — le prix Nobel alternatif. Jakob von Uexkull assurait qu’« Ibrahim Abouleish pratique ce qu’il appelle l’économie de l’amour. Il prouve que l’on peut à la fois faire du bien et en vivre ».
Et, en effet, depuis son retour définitif en Egypte en 1977, Abouleish a remué ciel et terre pour créer son projet fou. Une utopie du XXe siècle : une communauté intégrée, axée sur la production agricole et le développement culturel et scientifique qui, non seulement se suffit à elle-même, mais exporte ses produits.
Comment la communauté SEKEM est née
C’est dans le désert de Bilbéis, au nord du Caire, qu’Abouleish a démarré sa communauté SEKEM en 1978. Il a commencé par investir dans les vastes terres agricoles de la région, et a rapidement trouvé un accord avec les centaines d’agriculteurs et éleveurs de la région. En contrepartie, Ibrahim Abouleish a commencé par bâtir des routes et a installé deux stations de traitement des eaux au centre de la région.
Sur le plan agricole, le scientifique a planté bénévolement plus de 120 000 casuarinas, arbustes de lilas de Perse et arbres d’eucalyptus entre 1978 et 1985. Dans la même période, il a installé sur un nouveau terrain de larges enclos équipés de puits, où les Bédoins de la région venaient se procurer des services vétérinaires, la nourriture et l’eau pour leurs milliers de buffles. Les nomades se sont finalement installés. Et plus tard, Ibrahim Abouleish a bâti une usine de transformation de lait de bufflonne destiné à l’export.
Les projets communautaires ne se sont pas focalisés sur l’économie seulement. Devenue une organisation, SEKEM a bâti en 1986 la première clinique médicale utilisant la médecine anthroposophique du pays. Cette clinique, équipée aujourd’hui d’un centre de recherche, est d’ailleurs un leader mondial en phytothérapie.
Puis, Ibrahim Abouleish a créé le centre de formation continue de Bilbéis (Mahad), où une aile était réservée aux enfants et aux handicapés. Ensuite, une école et un lycée en 1988.
L’utopie d’Ibrahim Abouleish s’est développée si rapidement que les anthropologues et les spécialistes en agriculture biologique affluaient du monde entier, depuis la fin des années 1980, afin de visiter la communauté. Certains s’y étaient même installés, où organisaient des missions de spécialistes qui enseignaient dans les nouvelles structures de la ville qui se distinguait dans le désert égyptien.
Transformation qualitative de la culture du coton en Egypte
Aujourd’hui, Bilbéis compte plus de 400 000 habitants. C’est une région agricole étrange, enclavée en plein désert et connue des Cairois comme une oasis dont l’infrastructure rappelle celle des capitales occidentales. La communauté SEKEM tranchait clairement avec le paysage urbain égyptien chaotique, tout comme elle se distingue des milieux ruraux de la Haute-Egypte, peu peuplés et en grand manque de structures sanitaires, éducatives et culturelles.
Mais aux débuts des années 1990, Bilbéis était une destination de choix pour les spécialistes de développement durable, agriculture, médecine etc… Le modèle installé par Ibrahim Abouleish lui a survécu, mais n’a pas pris d’élan en Egypte. Même si, d’un autre côté, elle a grandement intéressé les communautés dans d’autres pays. Des projets similaires supervisés par Ibrahim Abouleish ont été lancés en Allemagne, en Irlande, en Iran, au Soudan, en Palestine, en Turquie, au Liban et au Sénégal. Plusieurs ont réussi, d’ailleurs.
Quoi qu’il en soit, l’étape suivante pour SEKEM et Ibrahim Abouleish était la lutte contre les pesticide et l’agriculture intensive. Ibrahim Abouleish a lancé plusieurs organisations pour la promotion de l’agriculture bio dans le monde. En Egypte, au début des années 1990, Ibrahim Abouleish a conduit des expériences montrant la rentabilité de la culture biologique du coton. En 1994, le ministère égyptien de l’Agriculture a adopté les recherches d’Abouleish, et a converti 4 000 kilomètres carrés – la quasi-totalité des cultures de coton égyptiennes – en cultures 100% biologiques.
D’ailleurs, le Giza 45 et le Giza 92 – le « coton égyptien » – monopolise jusqu’à aujourd’hui le marché du luxe. Les revenus du coton en Egypte dépassent, par exemple, ceux du Bénin ou de la Côte d’Ivoire, pourtant classés parmi les plus grands exportateurs dans le monde.
Ibrahim Abouleish, anthologie d’un héros méconnu
Ibrahim Abouleish a créé en 1995 la première entreprise pharmaceutique privée du pays, spécialisée dans les thés médicinaux. Deux ans plus tard, SEKEM avait assez de fonds pour lancer l’un des centres de formation professionnelle les plus larges du pays, l’Académie SEKEM, devenue depuis une Université.
La communauté créée par Ibrahim Abouleish a aujourd’hui sa propre holding, écoles, églises, mosquées, hôpitaux, écoles. SEKEM est aussi propriétaire de quatre ONG axées sur la formation des agriculteurs et le soutien des autres communautés dans plus de douze pays.
L’initiative est connue désormais comme un sujet d’étude dans le développement durable, ou comme exemple de réussite pour l’agriculture bio. Depuis le décès d’Ibrahim Abouleish, son fils Helmy et sa femme Gudrun ont repris le flambeau. De temps à autres, sur les réseaux sociaux ou dans les médias, des Egyptiens s’interrogent de la raison exacte pour laquelle Ibrahim Abouleish n’est pas reconnu à sa juste valeur, même vis-à-vis à d’autres scientifiques égyptiens comme Ahmed Zewail ou Farouk El-Baz.
Après son Right Livelihood en 2003, Ibrahim Abouleish a été décoré de la Croix du Mérite allemande, et primé deux fois par les Nations unies.
Mais en termes d’anthologie, ce héros méconnu a surtout laissé une ville autosuffisante en plein désert, et dressé un exemple sur ce que le dur labeur, couplé au savoir et l’organisation, peuvent réellement donner.
Here is a film I made about SEKEM community in Egypt. I’m greatly inspired by the work in SEKEM. Let’s help SEKEM and spread this model around the world. It is so important now as the materialist society is shaken by its own corruption.https://t.co/xBE6yAKcvv via @YouTube
— John Dennis Liu (@Johndliu) June 5, 2020