En s’abstenant de condamner la Russie à l’ONU le 2 mars dernier, 17 pays africains ont fait preuve d’un non-alignement qui rappelle la Guerre froide.
Le 2 mars dernier, les pays africains votaient à l’Assemblée générale de l’ONU une résolution « condamnant l’agression russe en Ukraine ». Si ce texte a été adopté, dix-sept pays africains ont préféré s’abstenir. Comme le Sénégal. Macky Sall avait alors appelé dans un communiqué « au respect de l’indépendance et de la souveraineté des États » et réaffirmé « son adhésion aux principes du non-alignement ».
Né en pleine Guerre froide dans les années 1960, le concept de « non-alignement » est-il en train de faire son grand retour, alors que le bloc de l’Ouest tente désespérément d’aligner les différents pays derrière lui ? Si « l’éloignement géographique du conflit crée une certaine distance émotionnelle » a été un des facteurs de l’abstention de plusieurs pays africains, selon le chercheur camerounais Paul-Simon Handy, le fait que cette guerre mette aux prises de grandes puissances a, « comme souvent en Afrique, provoqué un réflexe de non-alignement ».
L’Ouganda, chef de fil des pays non-alignés
Si l’on en parle peu, le Mouvement des non-alignés existe toujours. Et parmi ses membres, la plupart sont africains. Le vote du 2 mars semble avoir remis en avant le mouvement né en 1961 à Belgrade. Francis Kpatindé, maître de conférences à Sciences-Po Paris, assure que « la forte abstention s’explique en partie par un retour de la politique de non-alignement des années 1960 sur le continent africain, avec en tête des pays comme l’Ouganda, qui vient de prendre la présidence du Mouvement des non-alignés, la Tanzanie ou bien l’Afrique du Sud qui, après avoir condamné l’invasion russe, a fait marche arrière vers une politique plus neutre ».
Alors que les Occidentaux tentent de faire bouger les lignes, la résurgence du Mouvement des non-alignés montre à quel point l’Afrique a du mal à naviguer entre les deux blocs. La déclaration de La Havane de 1979 assurait « l’indépendance nationale, la souveraineté, l’intégrité territoriale et la sécurité des pays non alignés dans leur lutte contre l’impérialisme, le colonialisme, le néocolonialisme, la ségrégation, le racisme, et toute forme d’agression étrangère, d’occupation, de domination, d’interférence ou d’hégémonie de la part de grandes puissances ou de blocs politiques ».
Une polarisation de laquelle l’Afrique veut se tenir éloignée
En résumé, il s’agissait pour les pays non alignés de n’être ni pour, ni contre les blocs occidental et soviétique, qui se livraient à une Guerre froide interminable. Un véritable dilemme qui se pose une nouvelle fois à l’Afrique. La repolarisation du monde en deux camps met sous pression le continent, qui a développé des partenariats stratégiques avec l’Europe et les Etats-Unis, mais également avec la Russie et la Chine.
C’est cette repolarisation qui incite donc l’Afrique à réfléchir, selon Thierry Vircoulon, coordinateur de l’Observatoire pour l’Afrique centrale et australe de l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI). Pour le chercheur, « pour échapper à ce dilemme stratégique, le non-alignement inventé en 1955 fait son retour en 2021 comme une option prudente et rassurante. Le Mouvement des non-alignés né de la conférence de Bandung en 1955 réunissait les États qui ne voulaient s’affilier ni au bloc de l’Est ni au bloc de l’Ouest ».
C’est dans cette optique de non-alignement que les pays africains ont, pour certains, décidé de s’abstenir le 2 mars dernier à l’ONU. « Le non-alignement, dont l’abstention au vote de l’Assemblée générale de l’ONU est l’expression, évite de prendre parti dans ce conflit entre grandes puissances et permet de naviguer dans les eaux tumultueuses de la nouvelle Guerre froide, estime Thierry Vircoulon. L’avenir dira si cette stratégie diplomatique permettra de ne pas trop déplaire ou de déplaire à tout le monde, notamment si le conflit s’embrase ».
Prudence africaine
Débute désormais une véritable opération de lobbying de la part du bloc occidental. Les Etats-Unis font désormais les yeux doux au Venezuela, membre du Mouvement des non-alignés. Nul doute que l’Europe tentera de faire pression sur les pays africains s’étant abstenus à l’ONU. Mais il sera difficile de faire entrer le continent dans une guerre qui n’est pas la sienne, surtout lorsque l’on connaît les problèmes actuels auxquels sont confrontés les pays africains.
Pour Thierry Vircoulon, l’Afrique a certainement fait un choix de raison en ne condamnant pas la Russie. « Si le parti des abstentionnistes compte tant de membres en Afrique, il ne faut pas seulement y voir l’influence de Moscou et la baisse de popularité des Européens et des Américains mais aussi et surtout un réflexe de prudence et de sauvegarde de la part d’une Afrique multi-dépendante qui sait que ‘quand les éléphants se battent, ce sont les fourmis qui meurent’ », conclut le chercheur.
Il faut aussi rappeler que le mouvement des non-alignés avait, pendant la guerre froide, connu un déchirement sur fond de la guerre entre l’URSS et l’Afghanistan. En Afrique, c’était notamment l’ingérence de part et d’autres des puissances mondiales dans les guerres civiles dans la région des Grands Lacs qui a séparé les protagonistes du mouvement en Afrique. Retour sur la fin des chefs africains du mouvement : Robert Mugabe (Zimbabwe) a été renversé, Gamal Abdel Nasser (Egypte) était dans la ligne de mire de l’Occident durant son mandat, Thabot Mbeki (Afrique du Sud) a été botté hors de son poste. Cependant, ces derniers ont connu un meilleur sort que Patrice Lumumba, Thomas Sankara ou encore Mouammar Kadhafi, tous éliminés.
Si l’Afrique décide d’être neutre aujourd’hui, donc, ses dirigeants ne sont pas forcément dans une position confortable. Car comme le rappelle Marc-Antoine Pérouse de Montclos, l’Occident est souvent prompt à « confronter la neutralité africaine » à coups d’« ingérences néocoloniales » s’il voit ses intérêts menacés par ladite neutralité.