Après un silence de plusieurs mois, l’ambassadeur américain en Libye, Richard Norland, a décidé de s’ingérer dans la bataille des deux Premiers ministres Abdel Hamid Dbeibah et Fathi Bachagha. Explications.
« J’ai été en contact avec le Premier ministre Dbeibah et le Premier ministre désigné Bachagha. Et je suis convaincu que les deux dirigeants veulent éviter une escalade de la violence », a déclaré l’ambassadeur américain en Libye Richard Norland, samedi dernier.
Pourtant, les habitants de Misrata, du Fezzan et de Tripoli pourraient jurer le contraire. Au moment de la prestation de serment du gouvernement de Fathi Bachagha, les parades militaires des milices fidèles à ce dernier ou à son rival Abdel Hamid Dbeibah sont quotidiennes.
Une dizaine de ministres du nouveau gouvernement, dont au moins trois avaient été enlevés, prêtent serment au compte-goutte. Et à Tripoli, le Premier ministre sortant Dbeibah ne compte pas abandonner son poste. Pendant qu’à Tobrouk et Benghazi, les forces de Khalifa Haftar, alliées de Bachagha, se mobilisent.
Le vote de confiance controversé du parlement de l’est, présidé par Aguila Salah, avait même ébranlé le soutien onusien et occidental de Bachagha. Alors que tout le monde pensait Dbeibah fini, la mobilisation des tribus du Fezzan pourrait tout changer.
Reste que, aux yeux des Américains, la situation doit être réglée au plus vite. Car le pétrole et le gaz, depuis le début de l’affrontement russo-ukrainien, se font rares. Et alors que l’Europe est au bord de l’effondrement énergétique, la Libyan National Oil Corporation (NOC) a complètement arrêté les exportations de pétrole. De plus, le mécontentement des tribus du Fezzan menace de provoquer une pause gazière.
Une ingérence américaine en Libye
Pourquoi donc les Américains sortent de leur silence ? Richard Norland avait disparu depuis la mise en place du gouvernement Dbeibah, et avait même évité de commenter le report de l’élection libyenne de décembre.
Pendant que la guerre entre l’Ukraine et la Russie asphyxie les économies européennes, dépendantes du gaz russe, les Etats-Unis se retrouvent incapables de faire office de fournisseur. Selon les estimations, même si Joe Biden acceptait de libérer les producteurs de gaz américains pour qu’ils augmentent leur production, cette dernière ne dépasserait pas 1 million de barils de GNL destinés à la consommation européenne. Loin du compte.
D’un autre côté, la solution algérienne, qui consiste à relier son MidCat au réseau gazier français, et donc à toute l’Europe de l’Ouest, attend encore une volonté politique réciproque. Or, Emmanuel Macron n’a toujours pas donné signe de vie.
Si Norland tente de maintenir un statu quo entre l’est et l’ouest libyens aujourd’hui, donc, c’est que la survie de l’Europe en dépend. Mais dans cette lutte de pouvoir entre Dbeibah et Bachagha, les enjeux nationaux sont également très importants.
La « Kadhafi Connexion » au secours de Dbeibah
Lorsque le parlement de l’est (HoR) d’Aguila Salah avait avancé la mise en place d’un nouveau gouvernement, Dbeibah avait surpris tout le monde en annonçant des élections législatives en Libye. Ces dernières sont prévues pour juin prochain, si Dbeibah reste à son poste. Toutefois, si Bachagha arrive à conquérir le pouvoir à Tripoli, toutes les élections seront repoussées à l’horizon de fin 2023, la durée de la transition annoncée par le Premier ministre désigné étant de quatorze mois.
Néanmoins, ce n’était pas Dbeibah qui, le premier, avait émis l’hypothèse de tenir les législatives et le référendum constitutionnel avant la présidentielle. Cette solution est encore aujourd’hui demandée par les médias libyens.
En effet, le 27 janvier dernier, l’héritier de Mouammar Kadhafi, Saïf al-Islam Kadhafi, avait publié une feuille de route pour la transition libyenne. Jusque-là, après l’élimination du fis du « Guide de la Révolution » de la course présidentielle, tout le monde prenait sa proposition pour une tentative de créer le buzz.
Mais voilà que Dbeibah, abandonné par la MANUL de Stephanie Williams, ainsi que par une majorité de ses alliés occidentaux, avance sur cette feuille de route sans réellement y croire.
Hasard : le chef des tribus du Fezzan, Ali Abou Sbeiha, allié de Kadhafi, dénonce le vote de confiance du gouvernement Bachagha. Autre hasard : la Russie, qui soutient pourtant une « Libye réunie » sous Bachagha, dit espérer que les « négociations entre les belligérants conduiront aux élections nationales », mais sans jamais dire un mot négatif sur Dbeibah et son gouvernement.
#Libya LIBYA UPDATE: UN/outside powers still not saying which prime minister they recognise. Recognition gives control of oil revenues + foreign reserves. Tripoli forces dividing between the two, incumbent Abdulhamid Dbeibah and parliament’s choice of replacement Fathi Bashagha. pic.twitter.com/2nmnjCATV9
— Chris Stephen (@reportingLibya) March 3, 2022
Relancer les exportations d’hydrocarbures
En tout cas, l’intervention récente du diplomate américain Norland contraste avec celle de sa compatriote de l’ONU Stephanie Williams. La cheffe de la MANUL cherche, avant tout, d’unifier les parlements d’Aguila Salah et Khaled al-Michri. Cependant, une telle unification donnerait forcément un soutien accru à Bachagha.
Richard Norland, lui, parle avec les Premiers ministres rivaux, mais pas seulement. Alors que le gouvernement est en désaccord avec la décision de la NOC d’arrêter les exports de pétrole en raison de « mauvaises conditions météorologiques sur le littoral », Norland s’attaque à la réelle source de cette panne.
L’ambassadeur américain s’est déplacé dans le Fezzan, où il a rencontré les chefs des tribus Tebu et Ahaali, selon un communiqué de l’ambassade. Mais sur une photo prise hier, on voit Ali Abou Sbeiha aux côtés de Norland. Les négociations sur « l’importance de la stabilité du Fezzan » ont sans doute eu lieu avec le chef tribal proche de Kadhafi.
« Après des années de conflit, de telles initiatives de médiation ‘locales’ sont nécessaires pour soutenir une paix durable en Libye », a déclaré l’ambassadeur américain.
Mais ce que le diplomate américain semble faire, sans le dire, c’est mettre les deux Premiers ministres rivaux au pas, préférant s’adresser aux responsables de la chaine de distribution des hydrocarbures sur le terrain. Le conflit entre la NOC et le gouvernement semble insoluble, et les Américains cherchent, par cette ingérence, de remettre les exports sur les rails rapidement et discrètement.
L’entreprise américaine Halliburton a promis, de son côté, d’aider la NOC à « augmenter la production pétrolière libyenne de 1,4 million de barils par jours sur le court terme, et de 2,1 millions à moyen terme ». Encore faut-il que les exportations vers l’Europe reprennent…