Seize ans après le lancement de l’organisation Alliance for a Green Revolution in Africa (AGRA), financée par les fondations familiales Rockefeller et Gates, quel bilan pour la « révolution verte » en Afrique ?
L’ONG Alliance for a Green Revolution in Africa (AGRA) s’est attirée les foudres de la quasi-totalité des responsables africains en matière d’écologie, d’agriculture et de développement durable.
Lancée en 2006 au Kenya, l’ONG a promis des financements colossaux, notamment de la part des fondations Bill et Melinda Gates (BMGF) et Rockefeller. Des promesses, qui tardent à se transformer en actions. L’activité de l’ONG, dans 13 pays africains, interroge.
Le 2 septembre 2021, lors de la conférence de presse annuelle précédant l’ouverture du « Forum de la Révolution Verte » d’AGRA, les sociétés civiles africaines ont dénoncé la mauvaise stratégie et l’inefficacité de l’ONG.
« Ce dont les agriculteurs africains ont besoin, c’est d’un soutien pour la résilience climatique, plutôt que des systèmes agricoles à échelle industrielle, axés sur le profit », avait alors dénoncé Francesca de Gasparis, directrice de l’Institut de l’environnement des Communautés religieuses d’Afrique australe (SAFCEI).
Mais c’est une lettre ouverte adressée à AGRA de la part de son premier partenaire africain, AFSA, qui a mis le feu aux poudres : AFSA, dans ce texte, a dénoncé l’échec de l’ONG kenyane et l’inefficacité de ses donateurs américains.
“African farmers, fisherfolk, Indigenous, pastoralists, women networks, youth networks, consumer organisations, faith-based institutions, civil society organisations, under the leadership of AFSA, send a letter to AGRA donors, demanding an end to funding.” https://t.co/UPOVDNDtgU
— Sharon Brookbank Honisch BA BEd BComm MBA, retired (@sharonhonisch) September 29, 2021
Accusations de détournement de fonds
L’Alliance pour la souveraineté alimentaire en Afrique (AFSA), qui regroupe 35 entités — syndicats, associations et conglomérats — et représente 200 millions de producteurs alimentaires, a lancé une campagne dépeignant AGRA comme « un projet malavisé ». Selon l’AFSA, AGRA avait « échoué dans sa mission d’augmenter la productivité de l’agriculture en Afrique et de réduire l’insécurité alimentaire ».
Pour AFSA, ainsi que pour les 176 ONG signataires de sa lettre ouverte, « AGRA a nui aux efforts plus larges pour soutenir l’agriculture africaine ».
Depuis, la perte de crédibilité d’AGRA a eu des conséquences fatales sur l’activité de l’ONG et l’image de ses bienfaiteurs. La fondation du couple Gates et les Rockfeller ont été accusés, notamment, d’avoir tout simplement menti sur leurs déclarations. Ils auraient, selon plusieurs médias américains, utilisé AGRA pour « promouvoir les images personnelles des Gates et des Rockfeller, sans débourser un sou dans le projet ».
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Des accusations que personne ne cherche à confirmer ou à démentir. Pour le think-tank Oakland Institute, AGRA a été planifiée sans réelle participation africaine, et « impose des solutions technologiques irréalistes à des problèmes sociaux complexes et profonds ».
« AGRA force la main des agriculteurs qui participent au programme, qui perdent le pouvoir sur leurs semences et sont obligés désormais d’acheter auprès des grandes entreprises. Cela cause la marginalisation des agriculteurs africains que l’ONG visait à aider, et promeut l’agenda d’entreprises étrangères dont la compétitivité en Afrique reste douteuse », estime l’Oakland Institute.
Où est passé la « révolution verte » promise ?
Néanmoins, AGRA ne change pas son fusil d’épaule. Aggie Asiimwe Konde, vice-présidente d’AGRA, assure : « Nous avons eu un succès retentissant dans la mesure où nous avons vu les agriculteurs doubler leurs revenus, diversifier les cultures et s’intégrer au marché ». Une déclaration parmi tant d’autres, qui ne s’appuie sur aucun chiffre ni témoignage.
En 2006, le lancement d’AGRA avait pour objectif de doubler les revenus de 30 millions d’agriculteurs dans 13 pays africains et d’y réduire de 50 % l’insécurité alimentaire. Des objectifs ambitieux dont AGRA, année après année, annonce la réalisation progressive, tout en levant des fonds des donateurs occidentaux.
Pour Timothy Wise, chercheur en développement durable à Cambridge, « AGRA n’est pas en mesure de fournir des preuves de ce progrès ». Le professeur aurait entrepris un audit de l’impact d’AGRA en Afrique. Il a même visité les sites de certains projets supposés être terminés au Kenya, en Ethiopie ou encore en Tanzanie… Et il n’a rien trouvé. « AGRA a refusé de répondre à ma demande de données sur ses bénéficiaires. J’ai donc examiné les indicateurs de développement dans les 13 pays bénéficiaires pour chercher des indices sur l’augmentation de revenus agricoles, mais rien ne soutient les déclarations d’AGRA », dénonce Wise dans un article publié sur le site The Conversation.
False promises: The Alliance for a Green Revolution in Africa: Timothy Wise writes: “According to a new report from a broad-based civil society alliance, based partly on my new background paper, AGRA is failing on its own terms.”https://t.co/xhlTljpwUG pic.twitter.com/Nh9iSNnekf
— GMO Free USA (@GMOFreeUSA) July 16, 2020
AGRA rejette la responsabilité sur les Etats africains
Plusieurs ONG ont tenté, depuis 2020, d’approfondir la recherche de Wise. Un rapport rédigé par 12 spécialistes du monde entier, intitulé « fausses promesses : AGRA », a appelé les pays africains qui participent au financement de l’ONG de mettre fin à leurs dons. Ces derniers s’élèvent à « un milliard de dollars par année, en provenance des 13 Etats africains prioritaires du programme » selon la recherche.
Le rapport, publié par la fondation allemande Rosa Luxembourg Stiftung, précise que le programme n’est pas totalement inefficace. Une augmentation de 87 % en 12 ans aurait été enregistrée dans la culture du maïs dans les pays concernés, mais « cette augmentation est venue des agriculteurs qui ont consacré leurs terres à la culture du maïs, encouragés par les promesses de subventions ». « Le rendement n’a augmenté que de 29 % sur 12 ans, mais les terres consacrées à la production de maïs ont augmenté de près de 50 %, ce qui n’est pas une méthode d’agriculture durable », déplorent les spécialistes.
Mais alors que la faim menace une grande partie de l’Afrique, notamment « à cause du manque de diversité des cultures » selon un autre rapport, de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, AGRA parait de plus en plus néfaste dans les pays africains.
Avec une augmentation de 244 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire entre 2014 et 2022 en Afrique, AGRA est aussi très loin de son second but, de réduire l’insécurité alimentaire en Afrique de 50%.
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Pour AGRA, les recherches dénonçant l’effet néfaste de son programme ne seraient « ni professionnelles ni éthiques ». Selon Agnes Asiimwe Konde, vice-présidente de l’ONG, « les gouvernements africains n’ont pas tenu leur part du marché quant à l’exécution du programme ». « Nous avons tout de même réussi à doter 10 millions d’agriculteurs (parmi les 30 millions visés, ndlr), d’un minimum de technologies. Et mis à part le Rwanda, le Ghana et le Nigéria qui allouent 10% de leurs budgets à l’agriculture, le reste des Etats africains ne subventionne ce secteur que de 2% du budget au maximum », déplore la responsable d’AGRA.