Figure militaire de la révolution libyenne de 2011, Abdelhakim Belhadj agit désormais dans les coulisses de la crise politique actuelle. Il est aujourd’hui un acteur influent. Retour sur un parcours atypique.
Abdelhakim Belhadj, chef du parti conservateur al-Watan, a longtemps été sur le devant de la scène politique libyenne. Entre 2011 et 2016, il fut considéré comme l’un des principaux piliers du Conseil national de transition (CNT), la première autorité de transition dans la Libye post-Kadhafi.
Belhadj porte une double casquette. D’un côté, il a tenté de suivre un agenda politique, qui s’est finalement révélé impossible à respecter, depuis 2011, sous l’influence des Etats étrangers. En effet, avec la défaite politique des mouvements islamistes en Afrique du Nord, et surtout en Libye, Belhadj s’est trouvé sans soutien dans la sous-région. D’un autre côté, Abdelhakim Belhadj contrôlerait prétendument des réseaux d’émigration vers l’Europe. Raison, selon les observateurs, de son influence et de sa richesse, mais aussi du fait que les diplomaties occidentales en Libye évitent habilement de lui marcher sur les pieds.
L’ancien commandant charismatique du Conseil militaire révolutionnaire de Tripoli, et actuel chef d’un jeune parti politique, est un personnage influent, du Sahel aux rives européennes. Cependant, il préfère ne pas s’exposer lors d’une élection libyenne qui risque d’emporter dans ses sillons les personnalités libyennes les plus ambitieuses. Une discrétion qui soulève des questions. Mais qui est donc Abdelhakim Belhadj ?
Un jeune Libyen qui voulait devenir ingénieur
En Libye, l’affiliation tribale est essentielle pour identifier un personnage public. L’obédience islamiste de Belhadj n’est pas, non plus, aussi mal vue en Libye que dans les articles, à charge, des médias occidentaux. En effet, ironise un ancien diplomate nigérian qui a longtemps connu le pays, « les Libyens sont tous un peu islamistes ». Caricatural, mais pas si éloigné de la réalité que cela.
Abdelhakim Belhadj descend, du côté de son père, des Alaouna, l’une des tribus de Banu Sulaym, qu’on retrouve massivement dans l’ouest libyen — à ne pas confondre avec les Alaouites. Dans une interview, il affirme même que sa famille aurait des liens de sang avec les Accaras, la tribu arabo-berbère, appartenant également aux Banu Sulaym, qui représente aujourd’hui la majorité des habitants du sud-est tunisien. Sa ville d’origine, Souk Al Joumoua, dans le nord de Tripoli, est un point de rencontre pour les voyageurs et les commerçants.
Enfant, dans les années 1970, Abdelhakim Belhadj a assisté à la chute de la monarchie et à la montée au pouvoir du « Guide de la Révolution » Mouammar Kadhafi. Et comme tous les enfants de Tripoli, il a fait l’école coranique pendant des années, parallèlement à l’éducation agnostique – qui se voulait socialiste – des écoles de Kadhafi. Quand il avait 13 ans, son père avait été arrêté suite à l’effondrement de l’usine dans laquelle il travaillait, et libéré deux ans plus tard, les autorités s’étant finalement rendu comptes que la structure était simplement vieille et défectueuse.
Bachelier, Abdelhakim Belhadj a vu sa requête de rejoindre la faculté d’ingénierie refusée, et a été redirigé vers l’école d’aviation militaire. La circonscription pour « la guerre des Toyota », la dernière phase du conflit tchado-lybien, était en cours. Pas question pour Abdelhakim Belhadj, cependant, de barouder pour le régime qui avait fait emprisonner son père, ou d’abandonner son rêve. Il se cloisonne donc, en 1984, pendant plus d’un an dans une zaouïa soufie, où il enseigne le Coran aux enfants. Puis il accède finalement à la faculté de génie civil de Tripoli, où il obtient son diplôme d’ingénieur.
La naissance du GICL
A l’université, toutefois, Abdelhakim Belhadj assiste aux exécutions des étudiants qui s’opposaient à Kadhafi. « Plus de 600 étudiants ont été pendus en public pendant ma première année d’université », se rappelle-t-il dans une interview en 2020 à la chaine libyenne Al Hiwar TV. « J’ai toujours été conscient du contexte politique, mais c’est en tant qu’étudiant universitaire que je me suis vraiment engagé », affirme Belhadj.
En 1987, il rencontre, à l’université, le noyau fondateur du Groupe islamique combattant en Libye (GICL). Abdelhakim Belhadj deviendra le chef du groupe des années plus tard, mais à la formation du GICL, le groupe n’avait « aucun dogme », à l’exception de « la préparation de la lutte armée contre le régime dictatorial ». Cette collaboration, qui a duré deux ans, consistait à assister aux cours de l’ancien ministre du dernier roi Idris, Abdelatif Chouiref. Des leçons de théologie qui se tenaient en secret dans la mosquée.
« C’était invraisemblable, sous la dictature, que de telles réunions se tiennent. Un lien de fraternité s’est tissé entre tous les jeunes étudiants qui fréquentaient les cours du cheikh Chouiref », raconte Abdelhakim Belhadj. Et de poursuivre : « J’ai découvert, en 1988, qu’une majorité de ces jeunes appartenait à une organisation plus secrète, avec des ambitions politiques de dimension globale ».
La fuite d’Abdelhakim Belhadj
Il s’agissait, alors, pour treize des compagnons d’Abdelhakim Belhadj, de rallier l’Afghanistan et combattre les troupes soviétiques. Comme beaucoup d’aspirants djihadistes de cette époque, ces étudiants ont été exécutés à la télévision nationale par le pouvoir libyen. L’opposition aux idéaux soviétiques était réprimée par le régime, pourtant « socialiste », de Mouammar Kadhafi.
« Le terrorisme, c’était l’Etat qui le pratiquait dans la fin des années 1980. Les militaires entraient en blindés dans l’université, et arrêtaient les étudiants pêle-mêle, certains se faisaient torturer, d’autres étaient exécutés sommairement, raconte Abdelhakim Belhadj. Nous étions tiraillés, entre la haine de cet Etat injuste et meurtrier, et notre compassion pour les victimes de ses violences ».
Le GICL était alors appelé « l’Organisation ». Trois éclaireurs ont été envoyés en Afghanistan en 1986, puis revenus en Libye en 1988 après avoir été recrutés par le prédicateur palestinien Abdallah Azzam, afin d’y attirer de nouveaux éléments. « Je ne me doutais pas, alors, que la cause afghane était une guerre par procuration entre les Américains et les Soviétiques. Ce qui me motivait, c’était de combattre l’injustice là-bas. Et, éventuellement, de lever les injustices dans mon propre pays », a déclaré Abdelhakim Belhadj.
Avec la répression du régime de Kadhafi devenue de plus en plus sanguinaire, les membres de « l’Organisation », dont Abdelhakim Belhadj, ont décidé de partir en Arabie saoudite. Au départ, il s’agissait de finir leurs études loin de la persécution. Mais quelques mois plus tard, avec leurs camarades à Tripoli qui disparaissaient, les jeunes étudiants ont décidé de s’éloigner davantage, et de rejoindre le terrain afghan.
Un seigneur de guerre libyen en Afghanistan
Abdelhakim Belhadj ne s’est jamais caché de l’épisode afghan. Selon lui, les groupes djihadistes ont toujours été cloisonnés, répartis selon leurs nationalités d’origine, et leur activité se limitait à l’entrainement pour la plupart. Seule exception, les Afghans d’origines, les Talibans, et leurs alliés saoudiens et pakistanais du réseau Haqqani, tous soutenus par les Etats-Unis.
La mort d’Abdallah Azzam, et la montée au pouvoir du mollah Omar et de Ben Laden en 1989, a donné naissance à Al-Qaïda en Afghanistan. C’est aussi la période où Abdelhakim Belhadj s’est décidé à reprendre la lutte dans des terrains où elle « était plus justifiée ». Il a voyagé entre le Pakistan, le Soudan et la Turquie, pour unifier les réseaux d’opposition libyens en exil. En 1994, il rentre brièvement en Libye et forme le GICL avec son compagnon de route Abderrahmane Hattab.
Un an plus tard, Hattab a été assassiné, et Abdelhakim Belhadj a pris la tête du groupe. Mais l’assaut de l’armée libyenne sur leur base à Djebel Akhdar a mis un coup d’arrêt aux projets d’Abdelhakim Belhadj. De retour en Afghanistan en 1997, Abdelhakim Belhadj a disparu des radars. Il ressurgit en 2001, dès le début de l’assaut américain sur l’Afghanistan, comme un seigneur de guerre accompli, à la tête d’un groupe armé composé en majorité de Libyens.
Prison et torture
Seulement, pour les instances internationales, l’étiquette de groupe terroriste a été attachée au GICL. En Libye, les partisans d’Abdelhakim Belhadj se faisaient exécuter par dizaines. Et en Afghanistan, la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) et la mission de l’OTAN n’étaient pas très regardants sur les règles de la guerre. Son groupe afghan décimé, Abdelhakim Belhadj se réfugie en Malaisie en 2003, cherchant à rallier la Grande-Bretagne ensuite. C’est là que la CIA l’appréhende et le torture, avant de l’envoyer en Libye.
Abdelhakim Belhadj considère que son rapatriement en Libye en 2004 « faisait partie d’un deal entre Kadhafi et les Britanniques ». Et, en effet, Londres a finalement admis l’illégalité de l’arrestation de Belhadj, et la responsabilité d’éléments de la MI6 britannique dans les années de torture qu’il a subies dans la prison d’Abou Salim à Tripoli. Plus de 1200 des membres du GICL ont été tués sous la torture dans cette prison selon Human Rights Watch.
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— Alnabaa TV – English (@Alnabaatv_lyen) May 10, 2018
Après 6 ans de prison, donc, Abdelhakim Belhadj a finalement été libéré. Une médiation, initiée par Saïf al-islam Kadhafi en 2009, entre Mouammar Kadhafi et les cadres des Frères musulmans, le Libyen Ali Sallabi et l’Egyptien Youssef al-Qardaoui, a abouti à la libération d’Abdelhakim Belhadj.
A sa sortie de prison, Abdelhakim Belhadj est un symbole pour l’opposition libyenne. Pourtant, il abandonne ses aspirations politiques un temps. Abdelhakim Belhadj ne réapparait qu’après quatre mois de contestations en Libye, en mai 2011. « La mort des manifestants sous les mains des forces de Kadhafi m’ont rappelé celle de mes camarades. Je ne pouvais pas laisser faire », admet-il à posteriori.
Abdelhakim Belhadj, balise des révolutionnaires
Seul chef de l’opposition libyenne avec une expérience des guérillas, Abdelhakim Belhadj prend la tête des « brigades révolutionnaires » de la capitale Tripoli. A l’avènement de l’opération aube de la sirène, il se joint aux autres milices révolutionnaires dans la prise de la capitale, et en devient rapidement le commandant.
Charismatique, et lourd d’un passé de « moudjahid », il devient le chef naturel de la transition libyenne, avant même la mort de Kadhafi. Une fois la chute du régime actée, il se joint au Conseil national de transition (CNT) de Moustapha Abdel Jalil. Ce dernier, malgré qu’il fût ministre de la Justice sous Kadhafi, est considéré comme l’un de ceux qui voulaient « changer le système de l’intérieur ».
Ensemble, Moustapha Abdel Jalil et Abdelhakim Belhadj gardent la paix dans le pays jusqu’aux élections du Congrès général national libyen en 2012. Abdelhakim Belhadj ne s’est toutefois pas accroché au pouvoir, il a préféré déplacer les hommes sous ses ordres au symbolique aéroport militaire de Mitiga. Les brigades sous les ordres d’Abdelhakim Belhadj contrôlent, d’ailleurs, toujours cet aéroport, qui a été pendant plus de trois ans le seul aéroport fonctionnel du pays.
Aujourd’hui, Belhadj n’est plus officiellement que le chef du parti politique al-Watan, et accessoirement un invité privilégié des plateaux télévisés. Mais selon nos sources, si une grande majorité des groupes armés de la capitale Tripoli gardent le calme et se reconvertissent progressivement en milices d’autodéfense politiquement neutres, c’est grâce à l’intervention d’Abdelhakim Belhadj. « Abdelhakim Belhadj ? C’est la nouvelle balise des révolutionnaires, s’il s’implique davantage, il pourrait désamorcer les tensions dans le pays », assure un homme d’affaire proche de Belhadj.
Homme d’affaire, politicien ou seigneur de guerre ?
Depuis le florissement de son business en 2014, Abdelhakim Belhadj a pris sa place dans les coulisses. Aujourd’hui, il n’est plus inquiété par la justice. Ni pour ses présumés liens historiques avec les djihadistes afghans, ni pour son supposé rôle dans le terrorisme dans la sous-région.
Actuellement, Abdelhakim Belhadj est un homme d’affaire à part entière. Aucune revendication politique, aucune alliance publique. Entre Tripoli et Ankara, Il conduit ses entreprises très efficacement. On compte, parmi ses actifs, des parts dans plusieurs médias soudanais, tunisiens et libyens, notamment une majorité des parts de la chaîne de télévision Al Nabaa. Belhadj est aussi l’un des piliers de la jeune compagnie d’aviation Libyan Wings.
Toutefois, dans ses rares apparitions dans les médias, Abdelhakim Belhadj n’hésite pas à revendiquer sa ligne politique. On verrait mal l’ancien combattant se ranger, donc, du côté du gouvernement d’unité nationale (GNU), ou de celui de Khalifa Haftar, qu’il accuse d’avoir déclenché la guerre civile en Libye.
En effet, s’il n’y a aucun doute sur l’obédience islamiste d’Abdelhakim Belhadj, c’est surtout sa relation avec Saïf al-Islam Kadhafi qui interroge. Par le passé, le fils Kadhafi était l’une des raisons de sa libération. Et, dans le cadre d’une élection qui se présente comme une tempête dans l’horizon libyen, une alliance entre Kadhafi et Belhadj pourrait être intéressante pour la Russie, l’Algérie, et les régions respectives des deux hommes : la Tripolitaine et le Fezzan.