Mêmes causes et mêmes effets ? Le terrorisme afghan, qui a fait battre en retrait les Etats-Unis, a-t-il quelque chose à voir avec le terrorisme en Afrique ?
Le retrait occidental de l’Afghanistan n’a pas donné lieu à la « démocratie » escomptée par le reste du monde au début de la guerre. Pire, pour les Américains, cela ressemble à un échec : les Talibans contrôlent désormais l’Afghanistan après près de deux décennies de présence d’une coalition occidentale. Cette victoire des groupes armés terroristes — ou la défaite des forces d’occupation occidentales — laisse présager une situation similaire dans d’autres pays, et notamment au Mali où l’armée française est présente depuis près de huit ans. On l’avait déjà observé en Somalie, où un retrait américano-britannique mal négocié n’a fait qu’aggraver la menace terroriste dans la région.
Une ligne de front qui se déplace vers l’Afrique ?
Le président nigérian Muhammadu Buhari estime que, avec le départ des Américains de Kaboul, la menace terroriste que les Etats-Unis combattaient en Afghanistan « se déplace vers le continent ». Or, l’échec américain en Extrême-Orient risque bien de changer la politique mondiale à l’égard de la lutte antiterroriste. Ce que déplore Buhari : « Rares sont ceux qui s’attendent à ce que les dépenses engagées ici soient aussi importantes qu’en Afghanistan. La lutte contre le terrorisme amorcée sous l’administration de George W. Bush n’a jamais été véritablement mondiale », explique-t-il, ajoutant que « malgré l’augmentation des attaques en Afrique au cours de la dernière décennie, l’aide internationale n’a pas suivi ».
Pour le président du Nigéria, la lutte contre le terrorisme doit être globalisée. Car, à l’écouter, le terrorisme serait lui aussi global, international. « Tout terrorisme, même international, a cependant des racines locales. Il se nourrit avant tout des problèmes propres à un pays ou à une région du monde », nuance Jakkie Cilliers, auteur de « L’Afrique et le terrorisme », qui estime que « l’absence d’un contexte motivationnel unifiant, comme on en trouve sur l’ensemble du ‘monde musulman’ par exemple » a longtemps retardé l’arrivée d’un terrorisme à grande échelle en Afrique. Mais le terreau était propice à l’éclosion du terrorisme international, à cause de ses « nombreuses ramifications, de l’Algérie à l’Afrique du Sud », insiste Jakkie Cilliers.
Si la ligne de front se déplace vers l’Afrique, comme l’indique le chef de l’Etat nigérian, les Etats-Unis sont effectivement moins présents dans cette zone que l’Europe, et plus particulièrement la France. Autrefois actifs lors des crises humanitaires, les puissances étrangères ont désormais en ligne de mire la menace terroriste. Ou plutôt les menaces terroristes. « L’émergence et l’expansion des groupes terroristes à caractère complexe, parfois rivaux les uns des autres, et se réclamant de l’islam radical, se sont accélérées de manière significative au cours des dernières décennies et dominent désormais les opérations militaires de la France et des Etats-Unis en Afrique », résume Jean-Yves Haine, dans un rapport de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Au Sahel, dans le Bassin du Tchad ou au Mozambique, les forces antiterroristes ne sont pas les mêmes, même si les modes opératoires et les objectifs se ressemblent.
La méconnaissance du terrain par les armées occidentales
Si les Talibans sont au pouvoir aujourd’hui en Afghanistan, il s’agit plus d’un échec de l’armée américaine qu’une victoire des terroristes. Les balbutiements occidentaux sont de véritables armes de propagande pour les groupes terroristes, notamment africains, qui n’hésitent pas à brandir l’étendard de l’ingérence étrangère pour rallier les populations à leur cause. Si bien qu’au Mali, la majorité de la population se dit prête à discuter avec les terroristes pour trouver une solution au conflit. Le retrait français annoncé au nord du Mali est par exemple interprété comme un échec par la propagande terroriste. La dernière sortie de Adnan Abou Walid al Sahraoui, chef de l’EIGS, début août, a évité de parler de la neutralisation de ses lieutenants par Barkhane pour souligner une « victoire divine contre les mécréants ».
L’abandon de l’Afghanistan par les Etats-Unis devrait lui aussi être un axe de communication important pour les populations africaines qui voient à quel désastre un retrait militaire après plusieurs années peut amener. Surtout que sur le continent, l’ennemi n’est pas uni, à la manière des Talibans. L’axe sahélo-saharien, le nord mozambicain et le nord malien subissent les assauts de plusieurs groupes terroristes, dont certains sont globaux — l’Etat islamique dans le Grand Sahara (EIGS) et al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ont déclaré leur allégeance aux groupes Daech et al-Qaïda. Mais les armées africaines, assistées par les armées occidentales ou les forces de maintien de la paix, si elles affrontent en priorité ces organisations majeures, doivent faire avec des dizaines de groupes armés insurrectionnels ou terroristes présents dans les mêmes zones d’opération.
Une question d’idéologie ?
En Afghanistan, la manne de la drogue a permis aux Talibans de perdurer. La course aux matières premières, dans chaque guerre contre le terrorisme, est donc une constante. La chercheuse de Harvard, Elizabeth Holland, précise que « la première monnaie d’échange en zone de conflit est toujours matérielle ». Elle conclut d’ailleurs son rapport sur « la lutte antiterroriste et l’engagement humanitaire » en rappelant que « la guerre idéologique » ne peut fonctionner sans argent. Mais l’idéologie reste le moteur principal de la bataille. « L’économie de la guerre est intrinsèque à la lutte antiterroriste, mais comment vaincre un ennemi qui n’a rien à perdre, et tout à gagner ? », s’interroge la spécialiste. Or, difficile pour des armées habituées à avoir un ennemi bien défini de se lancer dans des guerres asymétriques.
Pour le Forum africain de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les zones de conflit sahéliennes sont aussi « le terrain d’une guerre pour les ressources naturelles, un levier d’influence politique ». La Dr. Oriane Ben Attar rappelle que, pour une grande partie de l’opinion internationale, « l’intervention française pour assister le Mali cachait en réalité la volonté de la France de jouer au gendarme de l’Afrique afin d’y préserver son influence et ses intérêts ». L’un des dangers imminents de l’essor de la lutte antiterroriste en Afrique reste l’inefficacité des interventions militaires menées par des Etats qui appauvrissent la communauté qu’il cherche à libérer. Le terreau du terrorisme, c’est en effet également la pauvreté socio-économique dans laquelle sont plongées les populations touchées par le terrorisme.
Alors, comment lutter efficacement contre le terrorisme en Afrique ? L’ONU a appelé à « renforcer la voix de l’Afrique dans le débat international sur le terrorisme », indique Patrick Hayford, le directeur du Bureau du Conseiller spécial de l’ONU pour l’Afrique (OSAA). Cela fait une quinzaine d’années que les instances onusiennes appellent à abandonner les réponses militaires radicales au terrorisme et se positionnent en faveur d’une approche plus nuancée, qui combinerait les questions de sécurité avec celles du développement et avec la promotion des droits de l’homme.
Mais pour le chercheur, spécialiste en résolution des conflits, Damola Adejumo-Ayibiowu, la question est ailleurs : « Je définis la démocratie libérale de l’Occident dans le contexte africain comme un arrangement politique qui garantit les intérêts des pays impériaux et capitalistes, en particulier en assurant un libre-accès aux ressources et au commerce africain ». Il appelle, ensuite, à envisager « les divergences entre les lois coloniales et les valeurs africaines ». Un facteur qui, une fois pris en compte, désarmerait complètement la propagande des groupes terroristes en Afrique.
La situation humanitaire alimente les groupes terroristes en Afrique
Les premières victimes du terrorisme en Afrique sont les civils. On compte depuis 2007 des dizaines de milliers de victimes directes des attentats terroristes : 24 000 au Nigéria, plus de 8 000 en Somalie, 2 000 au Cameroun, en République centrafricaine, en Libye et au Mali, entre autres. Une certaine peur en résulte, face à l’absence des forces de sécurité. L’UNHCR compte plus de 5 millions de déplacés et réfugiés dans les zones envahies par les Groupes armés terroristes (GAT) sur 17 millions de réfugiés africains au total. Des chiffres ahurissants, qui montrent les conséquences sociales du terrorisme en Afrique.
Toutefois, les ONG accusent souvent les forces armées de présenter un bilan similaire à celui des GAT. Et parmi les « dégâts collatéraux » des bombardements visant les groupes terroristes, certains sont causés directement par les armées étrangères. Derniers scandales en date : les soldats de Barkhane qui ont bombardé un mariage au Mali en janvier, et visé un groupe d’adolescents en mars. Les paramilitaires sud-africains ont, eux, abandonné beaucoup de civils lors de l’évacuation de Palma, causant leur capture et des exécutions par les groupes armés. En Somalie, la reprise – illégale – des bombardements a provoqué un tollé médiatique. Dans la zone des « Trois frontières », les morts de civils aux mains des forces de défense et de sécurité dépassent celles des groupes terroristes.
Les groupes terroristes en Afrique « s’afghanisent »
En Afghanistan, le terrorisme est le résultat direct du « Grand Jeu », la rivalité coloniale entre la Russie et le Royaume-Uni, suivie par celle entre l’Union soviétique et l’Occident en marge de la Guerre froide. En Afrique, la situation est bien différente. Les guerres post-coloniales par procuration, notamment en Afrique centrale et le long de la bande sahélo-saharienne, n’ont adopté le mode opératoire terroriste que depuis les années 2000. Se succédèrent alors l’exode des Shebabs vers le Mozambique et celui des ADF vers la RDC, la scission de Boko Haram ou encore la conversion de plusieurs mouvements sécessionnistes sur le continent.
Mais tout comme les Talibans en Afghanistan ont muté d’un format de milice politisée à un mode opératoire subversif, les groupes terroristes africains se sont inspirés du modèle afghan. Les Américains en sont conscients : « Les attaques de l’Etat Islamique en Afrique signifient que la guerre sur le terrorisme est loin d’être finie », disait en mars Joe Biden. Les Français, eux, n’ont commencé à importer du matériel adéquat pour le terrain africain qu’en 2020. Les engins explosifs improvisés (IED), les raids sporadiques dans les villages – des expéditions punitives selon les autorités locales – font partie du mode opératoire des GAT africains.
Le conseiller en IED auprès du Service de la lutte antimines des Nations unies (SLAM), Bryan Sans, affirme que « le coût d’un AK-47 rapporté à ses effets est élevé comparé au coût d’un IED qui peut ruiner beaucoup plus de vies et de biens d’une valeur de centaines de milliers de dollars. Les IED représentent les armes préférées des groupes terroristes à travers l’Afrique et le monde ». Dans les deux cas, l’objectif est clair pour les GAT africains : s’imposer par la peur dans les régions rurales, et obliger les Etats à négocier.