Les maths et les sciences sont l’avenir de l’Afrique, écrit Neil Turok, du Perimeter Institute for Theoretical Physics de Waterloo, au Canada. Explications.
La plupart des problèmes de l’Afrique les plus profondément enracinés – la pauvreté, les maladies, la corruption ou la guerre – pourraient-ils être résolus par les sciences mathématiques ? Une telle proposition peut paraître saugrenue, quand les besoins de base de tant de personnes, tels les accès à la nourriture, à l’eau et à la médecine, ne sont pas satisfaits.
Toutefois, si l’on regarde l’histoire sur le long terme, les mathématiques et la science ont constitué la base de chaque technologie moderne, de la plomberie aux télécommunications, des dispositifs médicaux aux satellites.
Si l’Afrique reste la consommatrice, et non la productrice, des technologies dont elle a besoin, elle restera sous-développée et elle sera contrôlée de l’extérieur. Et son économie s’appuiera sur la seule exploitation de ses ressources naturelles. L’Afrique ne s’affranchira pas de sa dépendance à l’aide internationale tant qu’elle ne construira pas sa propre capacité à se développer.
Un Einstein africain
C’est ce qui motive l’existence de l’Institut panafricain des sciences mathématiques (AIMS, pour African Institute for Mathematical Sciences), réseau de centres de formation à travers le continent. Il a été créé pour permettre aux jeunes africains brillants de devenir des agents de changement grâce aux mathématiques et à la science de pointe. Notre slogan, qui affirme que le prochain Einstein sera africain, marque la hauteur de notre ambition.
En rassemblant le monde en Afrique, le Next Einstein Forum lancera un appel important pour une nouvelle approche du développement de l’Afrique – qui encourage l’innovation made in Africa fondée sur l’excellence en mathématiques et en science. Les ordinateurs, les télécommunications et les technologies médicales avancées sont les moteurs modernes du commerce, de la prospérité et du bien-être social. L’Afrique restera sur la touche dans ces domaines à moins qu’elle forme ses propres experts, pionniers et innovateurs. C’est aussi l’idée motrice du premier Next Einstein Forum qui, du 8 au 10 mars 2016, rassemblera 500 scientifiques brillants et dirigeants internationaux au Sénégal. L’objectif est de soutenir l’innovation scientifique et les collaborations, au service du développement humain en Afrique et dans le monde.
En tant que natif d’Afrique du Sud, et ayant visité de nombreuses régions du continent, j’ai vu une attitude totalement différente à l’égard des mathématiques en Afrique que celle que je vois à Waterloo, au Canada où je vis aujourd’hui, et dans une bonne partie des pays développés. En Afrique, le choix d’étudier les mathématiques est souvent considéré comme le choix de s’enfermer dans une tour d’ivoire, et de mener des études sans liens avec le monde réel. Les départements de mathématiques des universités sont souvent les plus vétustes sur les campus et, pour de nombreux étudiants, ce n’est qu’une matière de second choix.
Apprendre par cœur ?
Ailleurs dans le monde, les entreprises les plus performantes – telles que Google – recrutent les meilleurs diplômés en mathématiques dès leur sortie de l’université, afin qu’ils créent les algorithmes complexes qui définissent nos relations avec le monde numérique.Dès l’école primaire, les mathématiques sont trop souvent enseignées par des méthodes d’apprentissage par cœur favorisant la mémorisation plutôt que l’analyse critique, la réflexion indépendante ou la créativité, qui sont les véritables clefs de l’excellence en mathématiques et en science.
Des grands volumes de données (les big data) à l’intelligence artificielle, en passant par les villes et les communautés intelligentes, les voies de la prospérité sont de plus en plus tracées par des algorithmes mathématiques. De plus en plus, la richesse se trouve entre les mains d’une poignée de personnes. Selon un rapport publié cette année par Oxfam, les 62 personnes les plus riches du monde possèdent autant que la moitié de la population mondiale réunie. Et le fossé ne fera que s’élargir, à moins que les outils de l’innovation et du contrôle soient maîtrisés par ceux qui en ont le plus besoin.
L’Afrique a des cerveaux en abondance. Le génie ne connaît pas de frontières nationales, il peut naître n’importe où. Mais seulement s’il y a des opportunités d’apprendre et de créer pour ceux qui en ont les capacités.
Des progrès ont déjà été réalisés. Durant mes visites dans les centres AIMS, je suis enthousiasmé et inspiré par mes rencontres avec les jeunes scientifiques africains en devenir. Ils sont conduits à montrer ce qu’ils peuvent faire et à contribuer au développement.
Initiative panafricaine
L’AIMS est une initiative panafricaine, et chaque centre a un corps étudiant panafricain. Ses classes sont incroyablement hétérogènes – une mosaïque de langues, d’ethnies, de langues et de religions. Unis par le langage universel des mathématiques et de la science, ils transcendent les différences qui les ont historiquement divisés, en quête de connaissances et de découvertes qui pourraient profiter à l’ensemble du continent.
Prenons, par exemple, Angelina Lutambi. Née dans une famille paysanne dans la région de Dodoma en Tanzanie, où le VIH/SIDA a tué une grande partie de la population, son avenir aurait pu facilement être sombre. Mais elle était passionnée par les mathématiques, et elle a financé ses études en vendant des boissons fraîches avec ses frères et sœurs. Elle a reçu une bourse pour étudier à l’université de Dar Es-Salaam, puis elle est venue à AIMS Afrique du Sud en 2004. Angelina a obtenu son doctorat en épidémiologie à l’université de Bâle, en Suisse, et est maintenant directrice de recherche à l’Institut de santé d’Ifakara dans sa Tanzanie natale, où elle conçoit des modèles mathématiques, statistiques et informatiques destinés à renseigner et à conseiller la prise de décisions en matière de santé publique sur le VIH/SIDA, la tuberculose et d’autres maladies graves.
Chaque année, je rencontre de plus en plus de jeunes gens remarquables comme Angelina à l’AIMS. Je suis étonné par leur ténacité et leur volonté. Martial Ndeffo-Mbah est également issu d’un milieu très pauvre, à Yaoundé, au Cameroun. J’ai eu le privilège de rencontrer sa maman, mère isolée et marchante ambulante, qui a réussi à construire sa propre maison et à inscrire Martial et ses cinq frères et sœurs à l’université.
Lorsque Martial est arrivé pour étudier à l’AIMS, il était intéressé par la programmation informatique, mais avait à peine touché à un ordinateur (il avait écrit tous ses programmes sur papier). À l’AIMS, il a appris à écrire du code et à créer des modèles de calcul, compétences essentielles pour son poste actuel de chercheur en épidémiologie à l’École de médecine de Yale, où il se fait un nom comme jeune chercheur sur les maladies tropicales négligées. Récemment, il a été étroitement impliqué dans des missions de conseil auprès du gouvernement du Libéria sur la façon de lutter contre la crise de l’Ebola.
Revenir en Afrique
Les centres AIMS ne forment pas seulement de brillants jeunes Africains en Afrique. Ils incitent aussi ceux qui ont étudié à l’étranger à revenir en Afrique. Wilfred Ndifon est titulaire d’une chaire de recherche conjointe à la fois aux centres AIMS d’Afrique du Sud et du Ghana, ainsi qu’au CRDI au Canada. Originaire du Cameroun, il a obtenu son doctorat à l’université de Princeton, aux États-Unis, et a obtenu une bourse de recherche postdoctorale à l’Institut Weizmann en Israël.
L’AIMS l’a fait revenir en Afrique parce qu’il partage la philosophie fondatrice de l’institut, à savoir que la réflexion mathématique est nécessaire pour comprendre et résoudre les problèmes auxquels l’Afrique est confrontée. Lors d’un atelier de calcul mathématique l’été dernier, il a affirmé : « Bon nombre des problèmes qui entravent le développement de l’Afrique sont intrinsèquement mathématiques dans leur structure et dans leur dynamique ». Il estime, comme moi, que l’avenir de l’Afrique repose en grande partie sur l’enseignement des mathématiques et de la science à la jeunesse d’aujourd’hui.
Les occasions d’améliorer considérablement la situation de l’Afrique abondent. Le continent est devenu un leader mondial des services bancaires mobiles, en ayant ignoré l’étape du système bancaire tel que nous le connaissons en occident. La Silicon Savannah – Silicon Valley de l’Afrique – innove dans la technologie mobile. Mais l’économie de l’Afrique est toujours dominée par l’exploitation de ses ressources naturelles, dont la valeur ajoutée profite aux pays étrangers. Une culture d’innovation locale, fondée sur l’enseignement des mathématiques et de la science est essentielle pour l’avenir de l’Afrique.
Nous avons tous un intérêt dans l’avenir de l’Afrique. Dans notre monde globalisé, interconnecté, les défis que rencontre l’Afrique – des migrations entraînées par la famine aux maladies comme le Zika ou le Chikungunya – se présentent rapidement au monde entier. Ces problèmes ne feront qu’empirer avec les changements climatiques et la croissance démographique, sauf si les Africains ont les moyens d’améliorer les conditions de leurs pays.
La bonne nouvelle est qu’il y a des progrès. Le monde est de plus en plus conscient de ses intérêts partagés avec l’Afrique, et il y a un intérêt fort et croissant au sein de la communauté scientifique mondiale pour être partie prenante de la solution. La science est, et a toujours été, le principal outil de l’humanité pour résoudre nos problèmes et améliorer nos vies.
Le thème du dernier Next Einstein Forum a été « Science et Humanité : rétablir les liens ». Ce fut l’occasion pour les scientifiques et les dirigeants les plus éclairés de toute l’Afrique et du reste du monde de réaffirmer leur engagement à aider les jeunes à aider l’Afrique. Il n’y a pas de solution facile, parce que les problèmes auxquels l’Afrique fait face sont complexes. Mais une des leçons que nous avons apprises grâce à la science est que les problèmes les plus difficiles sont ceux qui, finalement, conduisent aux solutions les plus importantes.
Neil Turok, Directeur et titulaire de la chaire Niels Bohr, Perimeter Institute for Theoretical Physics
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.