On se réfère souvent à Kwame Nkrumah comme le premier érudit panafricain. Le père de l’indépendance du Ghana était une référence philosophique et un homme d’Etat, essayiste et diplomate compétent. Retour sur l’histoire du « rédempteur ».
Kwame Nkrumah, le père de l’indépendance du Ghana, fut aussi le créateur d’une philosophie qui survit encore aujourd’hui. Théoricien et homme d’Etat, il discerna le potentiel de l’union des Africains dans la lutte anticoloniale. Au-delà de ce concept, il créa un marxisme-léninisme africain, enraciné dans une lecture africaine avant-gardiste de l’indépendance. Nkrumah fut aussi le premier érudit panafricain à identifier le néocolonialisme comme le stade le plus élevé de l’exploitation de l’homme par l’homme. Celui que l’on appelait « Osagyefo » – comprenez « le rédempteur » – fustigea les maux de l’impérialisme dans sa forme contemporaine, avant qu’il n’existe.
Porté sur l’intellect depuis son plus jeune âge, Kwame Nkrumah eut l’avantage de suivre un cursus destiné aux plus fortunés de la « Côte-de-l’Or », le nom du Ghana sous l’Empire britannique. Ce n’est qu’entre 1935 et 1939 qu’il se heurta à la brutalité de la discrimination raciale, durant ses années d’étude aux Etats-Unis. Une période qu’il décrit comme « des années de misère ». Pourtant, Kwame Nkrumah était issu d’un milieu modeste, et il ne devait son évolution qu’à ses efforts et son intellect.
Dans les années 1930 et 1940, Nkrumah a tissé le premier réseau panafricain depuis l’étranger. Il a repris la théorie du retour en Afrique de Marcus Garvey, sans zèle, afin de constituer sa propre idéologie politique, qui soutint l’indépendance de par l’Afrique. Le rejet total de la pensée raciale chez Nkrumah a fait la réussite de sa théorie. Et son marxisme-léninisme africain, le « Nkrumahisme », fut un franc succès dès les premières années de l’indépendance dans les pays Africains. La théorie de Kwame Nkrumah est politique, économique, sociale, mais aussi conceptuelle. C’était de la philosophie itinérante. Quand est-ce que Kwame Nkrumah a-t-il donc rencontré Marx ?
Kwame Nkrumah, un Marx africain, et mieux encore
Premièrement, Nkrumah a connu le marxisme comme étudiant, et non pas en tant que membre de l’élite. Plus précisément, comme un Africain regardant de l’extérieur, vers une Afrique colonisée. Et, donc, le réseau étudiant qu’il forma, à savoir l’Association des étudiants africains, s’intéressa en premier lieu au colonialisme et à l’impérialisme.
Avant son retour au Ghana, il rédigea « Vers la libération nationale », la brochure qui constitua le droit à l’autodétermination africaine en 1945. Cette flamme lui survécut, et il le savait. Il avait d’ailleurs déclaré : « J’ai la certitude que la mort ne peut éteindre la flamme que j’ai allumée au Ghana et en Afrique. Longtemps après ma mort, elle continuera à éclairer et guider tous les peuples ».
Pourtant, certains critiquent Kwame Nkrumah à cause d’un culte de la personnalité qu’il aurait encouragé. En regardant en arrière, cette même tendance avait freiné le tribalisme dans la société ghanéenne. Aujourd’hui encore, le Ghana est nettement moins tribaliste que la totalité des pays du golfe de Guinée.
Le marxisme de Nkrumah n’était pas eurocentré comme celui de Karl Marx, mais il était certainement évolutif. Kwame Nkrumah était un érudit itinérant, après tout. Et ce ne sont pas uniquement ses expériences qui firent son idéologie, mais beaucoup plus celles de l’Afrique comme terre, comme peuple et comme Histoire. C’est vers le futur que Kwame Nkrumah regardait. A son retour au Ghana en 1947, il devait donc se politiser, et politiser la résistance contre le colon britannique.
As far as i am concerned, i am in the knowledge that death can never extinguish the torch which i have lit in Ghana and Africa. Long after i am dead and gone, the light will continue to burn and be borne aloft, giving light and guidance to all people pic.twitter.com/jpxnCF6DIZ
— Ɔsagyefo Dr. Kwame Nkrumah Quotes (@NkrumahQuotes) July 11, 2021
Une indépendance pacifique
L’influence de Kwame Nkrumah sur l’UGCC – le mouvement de masse indépendantiste – était née du besoin d’intellectuels ghanéens au sein du parti. Ce besoin était reconnu par la jeunesse de l’UGCC, et le colon britannique a lourdement réprimé le mouvement vers l’unification du parti sous Nkrumah.
Ce n’est qu’après des affrontements meurtriers avec la police du gouvernement colonial à Accra, et durant l’emprisonnement de Kwame Nkrumah et ses partisans, que « le rédempteur » décida de prendre les choses en main. En juin 1949, il fonda le Parti de la convention du peuple (CPP). Ses compagnons organisèrent une propagande efficace et étendue sur le territoire de la Côte-de-l’Or. Ensuite, vinrent les appels à la désobéissance civile. Puis, le boycott des institutions coloniales, surtout de la part des commerçants et des agriculteurs ghanéens, fut manié pour imposer une plus grande représentation africaine dans l’administration et au parlement.
En 1951, grâce à la pression politique, diplomatique et économique du CPP, Kwame Nkrumah est libéré. Il devint le premier Ghanéen président du Conseil Législatif, avec 95% des voix. Kwame Nkrumah contrôlait ensuite, de facto, les structures éducatives, commerciales et sanitaires au Ghana. Le CPP a dû évoluer comme un mouvement et non comme un parti, pourtant. Les contraintes de la représentation coloniale dans les ministères les plus importants étaient devenues inacceptables.
En 1957, le CPP comptait autour de 850 000 membres. C’était donc une force politique indéniable, organisée et politisée. L’Empire britannique concéda alors l’indépendance de la Côte-de-l’Or. Kwame Nkrumah était le Premier ministre, jusqu’à la reconnaissance de l’indépendance en 1960. Il devint alors le président de la jeune République du Ghana.
Nkrumah said it all.#independence #Ghana #liberation #Africa #unity pic.twitter.com/nc4GCJt4xG
— KAFUI DEY (@KafuiDey) July 7, 2021
Kwame Nkrumah et les Etats-Unis d’Afrique
Kwame Nkrumah avait alors les mains libres pour appliquer sa théorie. Le Nkrumahisme avait évolué, certes, mais l’idée de la « coloniarité » des concepts coloniaux empêchait toute possibilité de recroquevillement du Ghana indépendant.
Pour Kwame Nkrumah, la solution n’était pas nationale, mais africaine. Il fut le premier à introduire l’idée des « Etats-Unis d’Afrique ». Sa conviction de la lutte collective était née d’une volonté de décolonisation pacifique, qui sauvegarderait les vies africaines. La fin des années 1950 vit l’implantation de la graine du panafricanisme. Depuis 1953, Kwame Nkrumah présidait déjà les conférences panafricaines et reliait les luttes africaines pour l’indépendance. La quasi-totalité des héros de l’indépendance en Afrique y participèrent. Ce n’est toutefois qu’entre 1958 et 1960 que Nkrumah entreprit les premiers pas vers l’union africaine. Au départ avec la Guinée en compagnie d’Ahmed Sékou Touré. Puis en incluant le Mali sous Modibo Keïta.
Néanmoins, entre la création des frontières coloniales et la tendance nationaliste des Etats africains indépendants, le pari était risqué. La création de l’organisation de l’unité africaine (OUA) a aggravé la passivité des institutions panafricaines fantoches. Elle a aussi tué dans l’œuf le marxisme africain de Nkrumah. De surcroît, la tendance pacifique de Kwame Nkrumah était considérée anormale par la majorité des chefs d’Etat africains. Non seulement la plupart des anciennes colonies africaines ont obtenu leur indépendance dans le sang, mais les divergences sur la pertinence du marxisme-léninisme ont séparé les pays de l’OUA.
Le contexte de la guerre froide était une menace existentielle du Nkrumahisme. Et Kwame Nkrumah, de par sa position à la fois alignée avec le camp socialiste, mais officiellement non-violente et unitaire, représentait une figure paradoxale d’un panafricanisme né dans le sang des martyrs.
More than half a century after Kwame Nkrumah first articulated his magisterial critique of neocolonialism, Scott Timcke argues his critique remains just as relevant in the analysis of present-day developments of capitalism in Africa.https://t.co/ux7uanrx9g
— ROAPE journal (@ROAPEjournal) July 6, 2021
« Ce nouvel Africain est prêt à mener ses propres luttes »
Cette lacune de Kwame Nkrumah était la première. La seconde était la frustration née de l’échec de son initiative panafricaine. Quand bien même cette défaite diplomatique n’enlevait rien à la pertinence de sa théorie, les derniers écrits de Nkrumah traduisent une certaine résignation, mais aussi une admission de ses propres oublis. Dans son ouvrage énigmatique, « Les luttes des classes en Afrique », il écrit : « Les élites privilégiées ne céderont jamais le pouvoir, même si elles acceptent des réformes. Aucun événement historique n’a été accompli sans l’emploi de la violence ».
Malgré tout, Kwame Nkrumah était un chef d’Etat habile. Les projets qu’il lança étaient destinés au développement sur le long terme. Il a beaucoup investi dans l’énergie et l’industrie. Toutefois, le Ghana a grandement souffert de sa diplomatie panafricaine. Alors que le pays n’a rompu avec l’organisation administrative coloniale que tardivement, ce sont les sphères financières et commerciales qui ont rompu avec l’Etat ghanéen. L’économie planifiée n’a donc pas évolué dans un contexte propice ou adapté à l’isolement relatif du pays. On critique souvent le plan au Ghana, dans les années 1960, pour son manque de réalisme.
Cependant, la politique familiale, la promotion de l’éducation et la culture incitées par Kwame Nkrumah ont démystifié le retard du Ghana dans les acquis sociétaux. On relève la création de nombreux musées, écoles, bibliothèques et la croissance de la scolarisation. Cette dernière a évolué de 150 000 à plus d’un million et demi en 7 ans sous Nkrumah. La législation en faveur des droits des femmes était tout aussi remarquable.
« L’Afrique est née en moi »
En 1966, lors de son voyage en Chine, Nkrumah a subi un coup d’Etat. On accuse souvent la CIA d’avoir financé et incité le putsch au Ghana. Après tout, l’agence américaine clandestine des renseignements extérieurs indique dans ses archives que : « Nkrumah s’employait plus à saper nos efforts que n’importe quel autre noir africain ».
Après le coup d’Etat, Kwame Nkrumah s’est exilé en Guinée. Sékou Touré lui avait même suggéré la coprésidence de la Guinée-Conakry. Il y préféra toutefois un voyage existentiel. Sans quoi il n’aurait probablement pas pu rédiger plusieurs ouvrages. Les essais et l’autobiographie de Kwame Nkrumah demeurent aujourd’hui des sources de sagesse et des recueils de sa philosophie ambitieuse. On découvrira d’ailleurs ce que Kwame Nkrumah pensait réellement des évènements de l’indépendance en Afrique, après son décès en Roumanie en 1972, d’un cancer de l’estomac.
« Le consciencisme » et « L’Afrique doit s’unir » sont encore des références en pensée panafricaine. On y trouve notamment la subtilité de l’une de ses citations les plus fameuses : « je ne suis pas né en Afrique mais l’Afrique est née en moi ». Quant à l’essai de Kwame Nkrumah, « Le néocolonialisme : Dernier stade de l’impérialisme », il exhibe le dessein ultime du « rédempteur ». Soit l’extirpation de l’Afrique de l’emprise discrète du néocolonialisme, qui est, depuis, devenue une réalité.
https://afriquechronique.com/lafrique-dhier/amilcar-cabral-la-liberte-dans-les-veines/