Joël Fabrice Djaha, de l’Université Félix Houphouët-Boigny, et Anne Bekelynck, de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), reviennent sur les vifs débats qui ont lieu sur Facebook en Côte d’Ivoire concernant la Covid-19.
Depuis l’apparition du premier cas de Covid-19, le 12 mars 2020, le gouvernement ivoirien a dans un premier temps adopté une série de mesures restrictives (fermeture des frontières, instauration d’un état d’urgence et d’un couvre-feu), avant de passer à une phase d’assouplissement à partir de mai 2020. Cette riposte s’est inscrite dans un contexte politique particulièrement tendu, avec la tenue de l’élection présidentielle en octobre 2020 et la candidature controversée d’Alassane Ouattara à un troisième mandat. Sur Facebook – le réseau social le plus utilisé de Côte d’Ivoire, avec 5,4 millions de membres pour 25 millions d’habitants, où certains groupes et pages affichent plus de 500 000 membres –, de vifs débats se sont enclenchés autour de la Covid-19 et de la réponse des autorités.
Une étude netnographique a été réalisée auprès des communautés Facebook, de février à décembre 2020, à partir d’une veille des publications et posts liés à la Covid-19, couplée à des entretiens avec des cyberactivistes. L’objectif était d’identifier les infox et polémiques relatives à l’épidémie circulant sur Facebook.
Cette étude a été réalisée dans le cadre du projet APHRO-CoV, financé par l’AFD, et dont l’objectif est de renforcer les systèmes de santé de cinq pays d’Afrique afin d’assurer un diagnostic précoce et une prise en charge adéquate et rapide des cas de Covid-19.
Une contestation systématique des mesures de riposte à la Covid-19
Facebook a été le théâtre d’une contestation systématique des mesures initiées par le gouvernement. De nombreux internautes ont affirmé que la gestion de la crise sanitaire a été népotiste et partisane, favorisant les intérêts de l’élite politico-économique, notamment à des fins électorales.
Parmi plusieurs polémiques, l’« affaire de l’INJS », survenue au début de l’épidémie, a particulièrement cristallisé la dénonciation d’une gestion népotiste de la crise. Certaines personnalités proches du pouvoir, de retour de France, qui auraient dû effectuer une quarantaine dans un centre dédié situé sur le campus de l’Institut national de la jeunesse et des sports (INJS), ont été exemptées de cette obligation à l’initiative personnelle du premier ministre. Ce type de polémiques se nourrit des inégalités sociales encore fortes et persistantes en Côte d’Ivoire, où près de la moitié de la population vit toujours sous le seuil de pauvreté et où une classe moyenne qui peine à se développer et à se stabiliser, ainsi que de la perception latente que la politique d’Alassane Ouattara profiterait essentiellement aux plus riches.
L’organisation des funérailles du premier ministre Amadou Gon Coulibaly, candidat initialement désigné à l’élection présidentielle par le parti au pouvoir, a donné lieu à des critiques dénonçant le caractère partisan de la gestion de la crise sanitaire. En effet, cinq jours après son décès survenu le 8 juillet, le gouvernement a annoncé la levée de l’isolement du « Grand Abidjan », alors que la Côte d’Ivoire était confrontée à un regain de l’épidémie, avec entre 200 à 300 cas par jour environ. Cette synchronicité a été immédiatement interprétée par de nombreux Facebookers comme un moyen d’organiser les funérailles du premier ministre à Korhogo, sa ville natale, et non comme une mesure fondée sur des données de santé publique.
Ces Facebookers, pour la plupart des opposants au pouvoir, ont également dénoncé la violation de l’interdiction de rassemblements de plus de 50 personnes en vigueur dans le Grand Abidjan, constatée lors de l’hommage à Amadou Gon Coulibaly organisé au Parc des sports de Treichville le 15 juillet.
À partir de cette date, il a été observé un désintérêt significatif des internautes vis-à-vis de la maladie sur les communautés Facebook. La quantité de débats consacrés à la Covid-19 a nettement baissé, et la réalité même de la pandémie a pu être contestée, les violations des mesures par le pouvoir en place étant perçues comme la preuve palpable de l’inexistence de la maladie.
Ce type de rapprochement entre mesures de riposte et intérêts du parti au pouvoir n’est pas isolé. La levée du couvre-feu survenue le 15 mai, soit une semaine avant la célébration de la fin du ramadan, a été interprétée comme une mesure favorisant directement les musulmans – la religion majoritaire du Rassemblement des Républicains (RDR) dont est issu le Président de la République –, tout comme la réouverture des bars et des boîtes de nuit survenue quelques jours avant la fête de la Tabaski (31 juillet) ; en revanche, les festivités de Pâques, qui occasionnent chaque année des flux massifs des populations urbaines vers les campagnes, ont été interdites en avril 2020, au moment où les politiques étaient particulièrement restrictives, ce qui a été perçu comme une sanction directe envers les chrétiens, religion majoritaire de l’opposition.
D’autres mesures ont été appréhendées comme favorisant les intérêts politiques et électoraux du parti au pouvoir. Par exemple, le 19 août, une semaine après de vives protestations contre la candidature d’Alassane Ouattara pour un troisième mandat qui ont fait plusieurs morts, le gouvernement a suspendu les manifestations sur la voie publique, ce qui a été justifié par le contexte d’état d’urgence instauré dans le cadre de la lutte contre la Covid-19. Cette mesure a alimenté un peu plus le sentiment de « deux poids, deux mesures » selon l’appartenance politique des citoyens, les opposants au président y voyant une stratégie d’étouffement de la contestation populaire. D’autant que le 22 août, soit trois jours près cette interdiction, Alassane Ouattara a tenu son meeting d’investiture dans un stade Houphouët-Boigny bondé, auprès de dizaines de milliers de partisans souvent non masqués venus le soutenir, suscitant là encore de nombreux commentaires irrités.
Facebook : un espace d’expression démocratique sous tension
Les débats relatifs à la Covid-19 sont rares dans les groupes Facebook et sur les pages publiques de divertissement (musique, sport, humour), qui réunissent essentiellement des jeunes. Ce sont les groupes et pages personnelles à thématique médicale et surtout politique, composés de membres aux profils socio-démographiques plus âgés et instruits, qui ont concentré les débats les plus intenses sur la Covid-19. Dans les groupes politiques qui s’affichent comme neutres, tels qu’Observatoire démocratique en Côte d’Ivoire, les débats autour de la maladie sont systématiquement transformés en sujets politiques, façonnés par les clivages partisans. Les débats sont cependant moins clivants sur les pages Facebook de cyberactivistes dont les membres partagent généralement la même obédience politique que leur créateur.
Cette cyberviolence se transforme parfois en violence physique. Ainsi, un cyberactiviste pro-Gbagbo, connu sous le nom de Serge Koffi Le Drône, a lancé un appel qui a été suivi le 5 avril 2020, invitant les habitants de Yopougon (une commune d’Abidjan historiquement acquise à l’ex-président et adversaire historique de Ouattara, Laurent Gbagbo) à détruire le centre de dépistage Covid-19 qui y était alors en construction.
Ce cyberactiviste a présenté ce centre comme un site de mise en quarantaine des malades, dont l’objectif réel aurait été de contaminer et de causer la mort des habitants de cette commune. Ce passage de la cyberviolence à la violence physique témoigne du pouvoir d’action du cyberespace.
Une communication des autorités nationales jugée ambivalente
La communication des autorités nationales relative à la Covid-19 est perçue comme ambivalente. D’une part, le Ministère de la Santé réagit très peu aux posts qui le critiquent directement et qui sont postés sur sa page officielle, ce qui ne permet pas de contrer certaines rumeurs et polémiques. D’autre part, les déclarations publiques du chef de l’État et ses attitudes concernant la maladie sont jugées contradictoires.
Tandis que le 23 mars 2020, dans son message à la nation, Alassane Ouattara appelait à l’adoption des mesures barrières, le 22 août 2020, lors de son investiture à l’élection présidentielle, il enlaçait la Grande Chancelière (sans masque) et prononçait « On s’en fout de la corona ! On s’en fout de corona ! ».
Toutefois, un mois après sa réélection à la présidence de la République, émaillée de violences, le 1er décembre 2020, sa page affichait « Attention coronavirus ». Ce message de sensibilisation a vite été décrié sur Facebook. Pour les opposants, ce post dévoile l’expression d’une mise en scène et un mépris de la classe dirigeante envers la population, tandis que le camp Ouattara s’est félicité de ce message de santé publique. Depuis, à chaque message de sensibilisation, des Facebookers reprennent avec dérision les propos du président de la République « On s’en fout de Corona » sur sa page personnelle ou d’autres pages d’État pour désavouer les mesures de santé publique.
Une défiance systématique envers les mesures mises en place, voire un déni de la Covid-19
Ces différentes polémiques soulignent une surpolitisation de la Covid-19 dans les communautés Facebook en Côte d’Ivoire. La Covid-19 n’est plus appréhendée et discutée comme un enjeu de santé publique, mais est devenue le prétexte et un enjeu symbolique d’affrontements sociaux et politiques qui la dépassent largement.
Facebook est une plate-forme qui contribue à alimenter ces clivages, et ce de manière exacerbée dans le contexte électoral. Les mesures sont systématiquement ré-interprétées sous le prisme des intérêts de l’élite socio-économique ou des clivages partisans. Cette défiance profonde est révélatrice d’une crise de légitimité du pouvoir et des inégalités sociales que perçoit la population ivoirienne, avec un sentiment systématique de « deux poids, deux mesures ».
Au final, cette surpolitisation de la maladie est un obstacle majeur à la diffusion de messages de santé publique et à l’adhésion des populations aux mesures gouvernementales, pouvant conduire jusqu’au déni de la Covid-19. Ces résultats appellent à une redéfinition de la communication en période d’épidémie de la part des autorités gouvernementales, dont le ministère de la Santé, notamment avec le lancement récent de la campagne de vaccination de la Covid-19 dans le pays qui suscite, comme dans la sous-région, de fortes réticences.
Merci à Philippe Msellati (IRD) pour ses relectures.
Joël Fabrice Djaha, Doctorant en sociologie, Université Félix Houphouët-Boigny. Cocody, Côte-d’Ivoire et Anne Bekelynck, Chercheuse, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.