Un an et demi après la mort de DJ Arafat, Muriel Champy, maîtresse de conférence en anthropologie à l’université d’Aix-Marseille Université, revient sur la carrière légendaire de l’artiste.
Pour toute une jeunesse populaire, l’artiste de coupé décalé ivoirien, décédé tragiquement en 2019, a incarné l’ascension sociale par l’irrévérence aux normes et l’émancipation par la mise en œuvre d’un individualisme forcené.
Pendant mes séjours de recherche à Ouagadougou (Burkina Faso) entre 2008 et 2018, l’artiste de coupé décalé ivoirien DJ Arafat alimentait continuellement les bruits de la ville : il en constituait le fond sonore omniprésent, ses frasques et ses clashes étaient commentés à l’infini.
L’artiste était parfois qualifié de « bandit », un terme utilisé localement pour désigner les délinquants, mais aussi les marginaux, les libres penseurs, ceux qui s’affranchissent des normes et quittent les sentiers battus ; autant d’attributs qu’entendait incarner feu DJ Arafat. Comment ce « bandit » et son personnage ont-ils marqué le pays au point d’en devenir un symbole à la fois néo-libéral et contestataire ?
Un petit nouchi
Surtout, DJ Arafat a su construire sa légende comme étant celle d’un « petit nouchi » parmi d’autres, devenu « Zeus d’Afrique » grâce à un talent inné et une volonté sans failles.
Désignant le « petit délinquant » dans l’argot abidjanais, le terme nouchi a fini par englober tous les jeunes qui fréquentent activement la rue, donc la majorité des jeunes urbains des quartiers populaires.
Du fait qu’il a grandi dans le quartier populaire de Yopougon, la réussite de DJ Arafat est ainsi vécue comme celle de tous les nouchi, bref de tous les petits bandits du quotidien.
DJ Arafat signe son premier succès en 2003, à l’âge de 17 ans : son hommage à Jonathan célèbre la mémoire d’un ami DJ, décédé dans un accident de moto.
DJ Arafat meurt le 12 août 2019 à Abidjan, à l’âge de 33 ans, alors qu’il faisait une démonstration en cabrant sa moto à pleine vitesse (son dernier tube s’intitulait « Moto Moto »).
Cet accident laisse orphelins ses cinq enfants, nés de quatre mères différentes. Mais aussi les enfants de la rue, qu’il soutenait par des initiatives ponctuelles et qu’il projetait de pérenniser par la création d’une fondation pour « aider les veuves, les orphelins, les enfants de la rue ». Et bien sûr, ses millions de « fanatiques », qu’il appelait affectueusement « la Chine populaire », « parce qu’ils sont très nombreux ».
Le roi du coupé décalé
Le coupé décalé est né au début des années 2000 dans les boîtes de nuit parisiennes et londoniennes fréquentées par la diaspora ivoirienne. là-bas, le chanteur Douk Saga et toute la clique de la « Jet Set », mettent en scène leur réussite à « Mbengue » (le monde des Blancs), par des démonstrations ostentatoires des attributs du succès tels que les billets de banque, les montres en or et les grosses cylindrées.
Leur musique puise dans les rythmes du ndombolo congolais et du zouglou ivoirien, tandis que le phrasé s’inspire du répertoire des DJ qui animent les soirées (les atalaku, un terme d’origine congolaise) en chantant les louanges des clients qui leur ont glissé quelques billets.
« Couper », en argot ivoirien, signifie escroquer, voler à l’arraché, et « décaler » partir sans payer, décamper.
Malgré ces connivences affichées avec le monde des bandits à la petite semaine, ce mouvement incarne avant tout la rage de réussir, la persévérance face aux obstacles, la confiance en sa propre valeur. Ici, le succès revêt une valeur morale : il sanctifie les vrais battants. L’expression renvoie ici à la logique d’une quête, qu’il s’agisse de réussite sociale ou de reconnaissance.
À la même époque, à Abidjan, le jeune Ange Didier Houon, alors âgé de 14 ans, arrête l’école et quitte son domicile familial brisé par un divorce. Il rejoint le quartier de Yopougon, réputé pour les nuits folles de sa célèbre rue Princesse.
Surnommé « Arafat » par ses amis libanais en raison, disait-il, de son caractère de « dictateur », il officie alors comme DJ dans différents maquis [bars], gagnant quelques billets en faisant des atalaku. Après le succès de son Hommage à Jonathan, il part en tournée en Europe, tente un moment l’aventure en France, puis s’installe définitivement à Abidjan en 2008.
S’il n’a pas inventé le coupé décalé, DJ Arafat a su s’approprier ce genre musical pour le faire rayonner bien au-delà des frontières de la Côte d’Ivoire, et même du continent. Forbes Afrique et Trace Africa lui ont d’ailleurs attribué en 2015 le titre d’artiste africain le plus influent à l’international.
Un guerrier au quotidien
La célébrité de DJ Arafat venait également des nombreux « clashes » qu’il a entretenu avec la plupart des personnalités médiatiques et artistiques du pays, le plus souvent par vidéos interposées.
Ainsi, ses longues vidéos postées quotidiennement sur les réseaux sociaux mêlent informations sur ses propres activités et logorrhées agressives contre ses rivaux ou détracteurs du jour, où l’alternance entre accusations et menaces de sodomie constituent un motif récurrent.
Alors que ses comportements scandaleux, ses accès de violence et son agressivité permanente ne cessaient de créer l’opprobre, ses fans défendaient le plus souvent son attitude, arguant que ses excès alimentaient le dynamisme « du mouvement » du coupé décalé – même si certains de ses comportements étaient jugés excessifs, comme dans cette vidéo qui le montrait alcoolisé en train de casser de la vaisselle sur la tête de sa compagne, qu’il accusait d’infidélité.
L’esthétique d’un combat
L’esthétique du combat qu’il portait s’inspirait largement de cultures urbaines étasuniennes aujourd’hui mondialisées, où le succès se conquiert et s’arrache dans l’adversité ; « Get rich or die trying » clamait ainsi le rappeur étasunien 50 Cent. À l’occasion de la sortie de son album « Renaissance », DJ Arafat affirmait ainsi à RFI, dans l’émission « Légendes urbaines » (20 mars 2019) :
« Si tu es pauvre et que tu veux être n’importe quoi dans la vie, donne-toi à fond, n’écoute pas les gens, concentre-toi sur ce que tu veux faire et bats-toi pour être ce que tu veux. Parce que c’est comme ça que j’ai été et c’est ce que je veux voir mes fans appliquer. Je veux voir des fans qui ont bataillé eux-mêmes sans compter sur l’aide de leurs parents pour avoir leurs milliards, leur voiture, leur maison. Faut jamais se laisser abattre. Et surtout, voilà, l’in-ter-diction de la vie : quand tu aimes Arafat, ne jamais prendre la honte, quelles que soient les situations. Faut toujours sortir vainqueur. »
Ne négligeons pas la portée contestataire de ce discours consumériste et ultralibéral : il affirme en effet la possibilité pour les misérables d’aujourd’hui de devenir les puissants de demain.
« La vie c’est la guerre »
Dans une émission de Peopl’Emik (PPLK) célébrant l’anniversaire de sa mort, l’artiste Ariel Cheney rappelait d’ailleurs le slogan de DJ Arafat : « La vie c’est la guerre ». « C’était une sacrée philosophie, une idéologie qui mérite d’être enseignée dans les écoles aujourd’hui. Une idéologie de vie, parce que la vie c’est une guerre », s’emballait immédiatement l’une des chroniqueuses de PPLK.
On pourra évidemment s’étonner du fait qu’elle envisageât de faire de DJ Arafat un modèle pour les élèves du pays, lui qui a arrêté précocement l’école afin de rejoindre la rue, voire s’inquiéter de la portée d’un message qui affirme « qu’en fait, l’éducation est une option ; que ce qui compte, c’est la poursuite des biens matériels, c’est l’immédiateté, c’est s’affirmer en tant que ‘‘mâle’’ », comme le formulait le blogueur Charles Kabango dans l’une des seules analyses critiques qu’il m’ait été donné de lire sur DJ Arafat.
Mais dans un pays « du Sud » où règnent les inégalités, il proposait une brèche dans les hiérarchies établies. Et s’il ne portait guère l’espoir d’une transformation politique collective, il incarnait au moins le rêve d’une échappée individuelle.
Un prophète ?
Le jour de la mort de DJ Arafat, Abidjan est en ébullition. Toutes les animosités sont oubliées. Les personnalités publiques et politiques qui, hier, dénonçaient son comportement scandaleux se présentent en converties de longue date. Rapidement, le président ivoirien Alassane Ouattara annonce que le gouvernement financera de fastueuses funérailles nationales pour le défunt.
S’y produisent de nombreux artistes africains tels que le nigérian Davido, le congolais Koffi Olomide ou le malien Sidiki Diabaté, devant des dizaines de milliers de spectateurs réunis au stade national. S’il semblait politiquement opportun de s’attirer la sympathie des fans d’Arafat, le gouvernement a probablement aussi cherché à éviter le chaos.
Ainsi, pendant la cérémonie, l’animateur n’a cessé d’enjoindre « les Chinois » (les fans d’Arafat) à « aimer et à honorer leur président » (DJ Arafat), qui fut, à cette occasion, décoré Chevalier de l’ordre national par le Ministre la Culture et de la Francophonie (de Côte d’Ivoire).
La cérémonie et la veillée musicale se déroulent sans accroc. Mais le lendemain matin, quelques heures après son inhumation en petit comité, le caveau d’Arafat est descellé, le cercueil exposé et le couvercle renversé sous les acclamations. Pendant plus d’une heure, des centaines, voire des milliers de personnes hallucinées se bousculent autour de son cercueil. Sans lâcher leur téléphone pour filmer le corps, certains lui touchent le visage et le torse, défont sa cravate, déboutonnent sa chemise. Toujours incrédules, d’autres crient « ce n’est pas lui ! ».
Le pays est bouleversé, blessé même, par ce spectacle macabre. Pourtant, un représentant de la Yôrôgang (sa maison de production) a demandé au gouvernement de ne pas procéder à des arrestations, « arguant que c’est dans la continuité du buzz tant prisé par le « ’président de la Chine’ » que ses fans ont agi ».
Il rappelle ainsi que DJ Arafat a incarné un modèle où la soif de célébrité et de réussite justifie tous les moyens, dans un monde néolibéral où le succès, cardinale vertu, s’acquiert par l’agressivité nombriliste et l’irrévérence aux normes établies.
Cet article a été publié en collaboration avec le blog de la revue Terrain à l’occasion de la parution du numéro 74 Brigands.
Muriel Champy est maîtresse de conférence en anthropologie, Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.