Après le décès de Béchir Ben Yahmed, de nombreux présidents africains ont rendu hommage au fondateur de Jeune Afrique. Un magazine qui a dû composer, depuis un demi-siècle, avec les différents régimes en place sur le continent.
Depuis plusieurs jours, les hommages pleuvent après le décès du fondateur de Jeune Afrique, Béchir Ben Yahmed. Le patron de presse a été salué par de nombreux chefs d’Etat, parmi lesquels Alassane Ouattara, Mohammed VI ou encore Ali Bongo. Il faut dire qu’au moment de sa création, Jeune Afrique a été un magazine contestataire, qui entretenait des rapports conflictuels avec certains pays, dont la Tunisie, dont est originaire celui que l’on surnommait « BBY ». A ses débuts, la publication était entrée dans « l’histoire du combat tiers-mondiste et de l’Afrique indépendante », comme le résume L’Opinion ce mercredi 5 mai, dans un portrait consacré au « despote » de Jeune Afrique. Mais l’hommage quasi unanime à Béchir Ben Yahmed ne doit pas occulter ce qu’est devenu le magazine panafricain : une machine à cash, qui a promu certains autocrates africains.
Des compromis, mais pas de compromissions
Cameroun, Gabon, Tchad ou encore Guinée… Ces dernières années, le magazine a ouvert ses colonnes à Ali Bongo ou bien Alpha Condé, avec des interviews qui ont été plus proches de l’opération de communication que du journalisme. Le magazine JA avait été accusé de faire la promotion du Cameroun pour 650 millions de francs CFA (près de 1 million d’euros) payés sur quatre années, avant que Paul Biya ne rompe son accord avec le magazine. Ce versement n’a jamais pu être prouvé. « Je sais que c’est une accusation qu’on lance à Jeune Afrique, de bonne ou de mauvaise foi. Je ne la crois ni juste ni méritée », rétorquait, en 2010, Béchir Ben Yahmed, qui assurait avoir dû faire « des compromis » mais pas de « compromissions ». Avant de répliquer à son propre journal : « Si vous voulez me faire dire que Jeune Afrique s’est compromis avec quelqu’un, je vous dis non ».
BBY avait cependant eu l’honnêteté, lors de l’anniversaire des 50 ans de Jeune Afrique, d’assurer qu’« il n’y a pas de journal complètement indépendant ». « Dire le maximum sans tout dire », était le crédo du fondateur de JA, qui a souvent été accusé de complaisance vis-à-vis de régimes autoritaires, notamment celui de Ben Ali en Tunisie. « Ces médias vivaient auparavant sur les largesses de l’ancien régime, en tapant sur les opposants, entre autres pratiques », expliquait l’homme politique tunisien Slim Riahi en 2013. Accusé par le magazine d’avoir une fortune et une passé « troubles », Riahi avait affirmé qu’après la révolution tunisienne, Jeune Afrique avait « changé de pratique » et tenté « de racketter les personnalités nationales et les hommes d’affaires en les menaçant de nuire à leur réputation s’ils ne leur payent pas des bakchichs ».
L’art de s’accommoder des régimes en place
Béchir Ben Yahmed admettait lui-même que « Jeune Afrique coexiste avec des pays et des gouvernements qui ont beaucoup de pouvoir » et qu’il était « obligé de composer » avec ceux-ci. Les hommes du pouvoir, continuait-il, « composent avec nous. Ils ne veulent pas s’aliéner Jeune Afrique et il y a une espèce de négociation ». « BBY » avouait même que les journalistes de son titre étaient parfois « obligés de (s’)accommoder de pouvoirs qui se sont installés, et auxquels il n’y a pas d’alternative ». Et le fondateur de la revue panafricaine de demander : « Que faites-vous dans un continent où toute l’économie appartient à l’Etat ou à des sociétés sous son influence ? Et comment faites-vous vivre un journal sans publicité ? (…) Vous êtes obligé de tenir compte des limites que vous ne pouvez pas dépasser ».
La mort de Béchir Ben Yahmed sonne la fin d’une époque. Mais pas d’un système. Jeune Afrique continuera sans aucun doute à naviguer entre ses combats initiaux et le soutien à des régimes autoritaires. Reste aujourd’hui à savoir ce que deviendra le titre. Hospitalisé alors qu’il avait contracté la Covid-19, Béchir Ben Yahmed comptait sur sa famille — ses deux fils et son épouse — pour faire perdurer son titre. Selon nos informations, une augmentation de capital est actuellement à l’étude. Avec une telle marque, le groupe Jeune Afrique peut espérer continuer à prospérer, malgré le décès de son fondateur. D’autant qu’il dispose d’une filiale événementielle, qui travaille pour… les Etats. Ou comment mélanger habilement journalisme et communication institutionnelle.