Alors que l’Union africaine (UA) refuse encore de fixer la date du Sommet Turquie-Afrique. La diplomatie et le commerce turcs sont en ébullition sur le continent. Comment la Turquie réussit-elle à s’imposer en Afrique ?
Depuis février, Ankara a proposé deux dates pour un sommet Afrique-Turquie. Pendant que les puissances mondiales se disputent les dossiers militaires et politiques, la Turquie s’impose diplomatiquement et économiquement. Quel est l’intérêt pour Erdogan d’étendre les relations de son pays avec les pays africains ?
« Les Turcs partagent un destin commun avec les Africains. Nous faisons face à la même douleur. Non pas en poursuivant des objectifs politiques fondés sur des intérêts. Mais humainement et consciencieusement », a déclaré le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, lors de sa dernière visite au Sénégal.
En six ans, le chef d’Etat turc a visité dix pays africains, et s’est entretenu avec leurs chefs d’Etats. Et il ne rechigne pas à faire référence au « destin commun » qui relie son peuple aux populations africaines. S’il y a bien une chose dans laquelle Erdoğan brille, c’est la transparence de ses initiatives. Il ne se cache pas de la stratégie du gain mutuel qu’appliquent ses diplomates dans plusieurs pays. Quant aux causes humanitaires, elles font souvent office de porte d’entrée pour des relations bilatérales privilégiées
Pourtant, en revendiquant les « liens historiques » de la Turquie et de l’Afrique, Erdoğan s’attire la perplexité de plusieurs personnes. Il présente souvent la mise en œuvre des projets de développement et l’ouverture d’ambassades comme une continuité de la présence ottomane. Or, les partenaires de la Turquie, aujourd’hui, sont beaucoup plus nombreux que ceux du temps de Mehmed VI.
Un soft power… canonique
En effet, la Turquie traite avec tout le monde. Il n’y a que la Chine qui pourrait se vanter de relations multilatérales aussi étendues en Afrique. La Turquie a 43 ambassades implantées en Afrique, dont 31 ouvertes depuis 2002.
Le « soft power » turc est en concurrence avec les intérêts européens, américains, chinois et même russes en Afrique. Toutefois, la diplomatie turque ne repose pas sur les absolus, comme la France ou l’Inde par exemple. Quand il s’agit de l’Afrique, la Turquie peut s’opposer ouvertement aux intérêts des puissances mondiales dans certains pays, et les soutenir dans d’autres. Par exemple, la Turquie s’oppose à la Russie en Libye, mais installe un système de défense militaire russe pour mettre un coup d’arrêt à la France en Méditerranée orientale. Un autre exemple serait la relation turque avec les autorités somaliennes et éthiopiennes. Où Erdoğan s’était opposé à l’ancien président Farmaajo en maintenant ses relations intactes avec Abiy Ahmed.
Un autre exemple, encore, est la relation privilégiée de la Turquie avec les Etats de la CEDEAO. En effet, les sociétés turques investissent au Togo, au Sénégal, au Burkina et au Niger à mesure égale. Peu de positions diplomatiques sont prises en compte, lorsqu’il s’agit d’économie.
Ainsi donc, Erdoğan poursuit un assaut sur tous les fronts. Mais il réussit à maintenir l’équilibre au niveau international. Surtout, le chef d’Etat turc n’empiète jamais sur la souveraineté des Etats africains. Il réussit ainsi à profiter systématiquement du désengagement occidental. C’était le cas par exemple en Somalie, où on soupçonne la diplomatie turque d’être à l’origine du rapprochement récent entre Mogadiscio et Adis-Abbeba. Qui est intervenue quelques mois après le retrait des troupes américaines, et à quelques semaines du début de la relation militaire franco-égyptienne.
Saisir les opportunités, la méthode Erdoğan
Cependant, la saisie des opportunités diplomatiques n’est pas la seule force de la Turquie dans ses relations avec les Etats africains. Les autorités turques mettent souvent en valeur leurs dons aux pays d’Afrique, surtout durant les crises. C’est justement ainsi que Ankara étend son influence sans risquer l’hostilité française, russe, chinoise ou américaine.
Quand bien même ces hostilités se présentent, Erdoğan les jugule sans beaucoup d’efforts. C’était le cas en l’occurrence lors du coup d’Etat de l’actuel président égyptien al-Sissi. Lorsqu’ Erdoğan en a profité pour s’établir en Libye, en Tunisie, à Djibouti et en Algérie. L’Etat turc a adopté une position différente selon la relation du pays avec l’ancien président Mohamed Morsi.
Donc autant cet évènement lui a permis de renouer économiquement avec la Tunisie et l’Algérie. Autant ça a permis à la Turquie de reprendre une partie des entreprises publiques djiboutiennes, et de retirer les militaires turcs momentanément des opérations en Libye. La poursuite de légitimité a toujours été au cœur de l’intervention diplomatique turque. Non pas que la légitimité de ses interlocuteurs importe beaucoup. Toutefois, la Turquie n’a retiré son soutien aux milices de la Tripolitaine qu’en 2013, avant de les rétablir à l’avènement du GNA de El-Sarraj.
On remarque, dans le même cadre, que Erdoğan a fait jouer ses relations avec Rached Ghannouchi pour améliorer sa position en Tunisie et en Algérie. Sur deux bases différentes : celle de la bonne relation entre Ghannouchi et Caïd Essebsi, et celle entre ce dernier et le HCS algérien.
Le commerce, le pilier de la relation entre l’Afrique et la Turquie
Le troisième volet de l’influence turque en Afrique est beaucoup moins subtil. Il s’agit du commerce, le point fort des gouvernements d’Erdoğan. La spécificité du commerce turc avec les Etats africains, c’est qu’il se base sur un marché local. D’un côté, les gains sont minimes mais moins risqués. De l’autre, les paiements sont perçus en marchés vierges. De plus, les compagnies turques, infrastructurelles, agricoles, militaires et autres, engagent une main d’œuvre africaine.
Ainsi, la Turquie entre sur les marchés traditionnellement convoités par la Chine en faisant négocier les entreprises publiques des pays africains. C’était notamment le cas pour le secteur des textiles en RDC, ou dans la construction au Kenya. Selon le président du Conseil turc des relations économiques extérieures (DEIK), Nail Olpak, la Turquie vise des marchés au Maroc et en Ethiopie aussi. Parmi les 146 conseils d’affaires du DEIK, une quarantaine est installée en Afrique. L’Etat turc promeut l’investissement en Afrique et appuie ses hommes d’affaires nationaux à l’étranger.
Aujourd’hui, le volume des échanges d’Ankara avec l’Afrique s’élève à 28,3 milliards de dollars. Le volume de projets entre 2017 et 2021 s’élève, quant à lui, à 68 milliards de dollars. La Turquie cherche à doubler son commerce extérieur avec l’Afrique d’ici 2026. Néanmoins, elle semble bien partie pour le quadrupler. Surtout avec les pays africains anglophones qui évitent de plus en plus les marchés chinois, comme le Ghana et l’Angola. Mais aussi, sans grande surprise, avec la France qui perd le marché énergétique et pétrolier au Mozambique et en RDC, entre autres.