Si le Cap-Vert est aujourd’hui une destination touristique prisée pour sa beauté naturelle, le pays recèle aussi une riche histoire marquée par l’esclavage et le complexe processus de créolisation.
Désormais desservies par quatre aéroports internationaux, Boa-Vista, Mindelo, Praia et Sal, les îles du Cap-Vert sont devenues en une décennie une destination prisée pour ses plages et ses paysages. Autour des ruines de « fadenzas », certaines grandes propriétés terriennes tombées dans l’oubli, le prix des terrains à bâtir peut s’envoler. La spéculation foncière et immobilière attire aujourd’hui les investisseurs de la diaspora et les étrangers charmés par ces sites.
Une histoire en chasse une autre, mais subrepticement, plus de cinq siècles d’histoire se donnent toujours à voir dans la morphologie de ces lieux.
Au sud de Santo-Antão, entre montagne et océan, avec ses maisons agglutinées sur une étroite coulée volcanique, Tarrafal do Monte Trigo est l’un d’entre eux. L’endroit n’est plus, depuis la mort du fondateur, la fazenda de la famille Ferro. Instituée durant le XIXe siècle, elle se déployait sur 62,5 hectares dans une vallée fertile, encaissée, alimentée par une importante source d’eau. Elle fait partie aujourd’hui de ces lieux dont la valeur s’enflamme. La fazenda constitue le trait d’union entre la période esclavagiste (de la fin du XVe siècle à environ 1650) et aujourd’hui.
Louer des terres à ses anciens esclaves
La fazenda émerge de la marginalisation du Cap-Vert du commerce atlantique (dès 1650) lorsque ruinés, les maîtres des plantations esclavagistes, appelés morgados, réorientent leur base d’accumulation. Elle ne repose plus sur la production agricole et la main-d’œuvre servile, mais la location de terres.
Les maîtres revendent leurs esclaves, en affranchissent d’autres, tout en gardant certains pour leur service. L’effondrement précoce de cette société esclavagiste (comparativement, la traite des Africains commence à la Martinique en 1635) ne signe pas la fin de l’esclavage. Même après l’abolition officielle au Cap-Vert en 1869, elle se maintient dans les faits, dans la dépendance physique et psychique des paysans sans-terre (d’anciens esclaves devenus métayers : pour louer leurs terres, ils cèdent la moitié de leur production au propriétaire).
Dans la fazenda, le propriétaire est un seigneur respecté. Le métayer lui doit tout, l’eau, la terre et aussi de l’aide pour son mariage, le baptême d’un enfant ou l’organisation de funérailles. Les métayers et leurs familles reçoivent au prorata des services rendus et des relations personnelles entretenues avec le propriétaire et sa famille. Ainsi, sachant que les terres cultivables sont rares, pour mieux asseoir sa domination, le propriétaire module la qualité et la quantité des terres octroyées aux métayers, ainsi que les heures d’eau allouées pour irriguer. Les rapports clientélistes conditionnent les privilèges distillés en fonction de la familiarité, de l’intimité, ambivalente lorsqu’elle glisse vers les prestations de services sans fin, sexuelles parfois.
La fazenda se caractérise donc surtout par l’édification d’un espace mental façonné par des rapports sociaux clientélistes entre les métayers (parceiros) et les anciens maîtres des esclaves, eux-mêmes basés sur la dépendance induite d’un crédit permanent.
Des dettes inextinguibles
Toujours en vie, quelques témoins peuvent détailler le fonctionnement de la fadenza Ferro (fondée en 1880). Il s’agit d’un trésor historique et ethnographique consigné dans la mémoire des habitants, car les relations sociales établies au sein de la fazenda Ferro sont similaires à celles qui émergèrent dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Ces relations perdureront, sans changements notoires, jusqu’en 1980 avec l’avènement de la réforme agraire du Cap-Vert. Celle-ci octroiera un certain nombre de titres fonciers aux paysans sans-terre (les métayers), sans parvenir à vraiment atténuer l’inégale répartition foncière précédemment instituée.
De surcroît, si depuis la réforme de 1980, les propriétaires n’imposent plus de la même manière la monoculture de la canne au détriment des cultures vivrières, elle reste prépondérante dans l’archipel (la monoculture a longtemps renforcé les famines, en dépit de la richesse potentielle de certaines zones comme Tarrafal). Et le mécanisme de répartition des coûts pour la location de la terre n’a pas changé. Le métayer doit toujours payer sa dette pour la terre louée, à meio, c’est-à-dire que 50 % de tout ce qui est produit sur les parcelles louées revient au propriétaire, dont 50 % de l’alcool de canne produit par les métayers. De ce pourcentage, tous les vingt litres d’alcool fabriqué, le parceiro doit encore au propriétaire quatre litres pour s’acquitter du coût de la fabrication du rhum. Ce mécanisme de répartition des coûts pour la location de la terre dite à meio (en métayage) et de la production du rhum sont toujours en vigueur aujourd’hui.
La plantation esclavagiste renforce la créolisation
Dans les îles de Santiago et de Fogo où s’est initialement déployée la société esclavagiste, de nombreux sites évoquent donc encore le commerce des esclavages et l’économie de plantation. Ces lieux invitent également à prendre la mesure de phénomènes culturels liés à l’esclavage. À partir de la seconde moitié du XVe siècle, débarquèrent dans l’archipel inhabité, des Luso-Africains (des courtiers installés à demeure sur les côtes d’Afrique de l’Ouest), des esclaves (majoritaires et issus de différentes sociétés africaines) et des Portugais (aristocrates et colons) : les prémisses d’une société créole.
Dans sa dimension culturelle et sociale, la créolisation est une manière de se transformer en continu, de façon imprévisible, en suscitant d’étranges équilibres provisoires lorsque chaque composante de la société en devenir semble agir sur l’autre et être agie par l’autre, sans en prendre toujours la mesure. Ainsi, la rencontre entre la culture catholique des maîtres des esclaves et celles des esclaves aux origines diverses est inégale : l’une tente d’imposer aux autres leurs manières de penser, de comprendre, de parler, de vivre – en vain.
Progressivement, c’est plutôt le catholicisme qui s’est créolisé et donc aussi les maîtres qui ont appris des esclaves : le travail d’une terre aride, le savoir culinaire, la pharmacologie. Une faille s’esquisse ainsi dans cette société inégalitaire. Les esclaves s’y faufilent pour affecter le maître. Par leur compétence, leur habilité, leur ruse, certains esclaves obtiennent quelques bénéfices.
Avec la créolisation, la culture qui s’invente mobilise les sentiments, l’intimité, l’affectivité et, plus encore, la capacité d’affecter l’autre à distance, par la compréhension de plus en plus partagée d’un imaginaire en commun, pétri notamment de peurs (dont celle de la sorcellerie).
La société créole s’est produite petit à petit. La créolisation est un processus historique involontaire, inachevé, toujours en cours. Se rendre au Cap-Vert, c’est en être le témoin… Ou, possiblement, en être un acteur ?
Pierre-Joseph Laurent, Professeur en anthropologie, Université catholique de Louvain (UCLouvain)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.