Le président tunisien vient de suspendre la Constitution par décret. Kaïs Saïed s’arroge une nouvelle fois les pleins pouvoirs. Mais il a encore beaucoup à prouver.
Voilà deux mois que le président tunisien, Kaïs Saïed, a pris les pleins pouvoirs en suspendant le parlement et en limogeant le chef du gouvernement. Dans ses discours, le chef de l’Etat a régulièrement accusé les responsables politiques et les hommes d’affaires de corruption. Huit semaines plus tard, « Robocop » — son surnom au moment de son élection fin 2019 — n’a pas réussi à devenir « Monsieur Propre », comme il l’avait annoncé.
En attendant le ménage tant annoncé, le président tunisien a enchaîné les interventions médiatiques. Dans la soirée du lundi 20 septembre, Kaïs Saïed est apparu dans la ville de Sidi Bouzid. Tout un symbole : c’est de là qu’est partie la révolution de 2011, après que Mohamed Bouazizi s’est immolé en décembre 2010. Sur place, Kaïs Saïed est apparu remonté. Il a indiqué qu’il n’y aurait pas de retour en arrière et a promis de venir à bout des auteurs de « complots » qui le viseraient. Ce discours était également un préambule à une suspension de la Constitution tunisienne de 2014.
Une suspension qui s’est matérialisée ce mercredi 22 septembre, avec une publication d’un décret dans le Journal officiel de la République tunisienne (JORT). Composé de 23 articles, ce décret présidentiel suspend la Constitution tunisienne de 2014 dans sa totalité, à l’exception des deux premiers articles. Il donne aussi les pleins pouvoirs au président, qui sera au-dessus de son futur gouvernement, dont il pourra nommer les membres sans avoir à passer par l’Assemblée des représentants (ARP) ou par la Cour constitutionnelle, qui n’a toujours pas été créée. Dans ce texte, Kaïs Saïed se donne aussi le pouvoir de promulguer les textes législatifs sous forme de décrets-lois.
A Sidi Bouzid, les Tunisiens avaient ironisé quant à la ressemblance de leur président avec Kadhafi. La liste de pouvoir octroyés au chef de l’Etat laissent en tout cas penser que la période de transition se prolongera. Mais le décret présidentiel laisse surtout la part belle au chef de l’Etat, qui pourra donc gouverner par décrets, et qui met ainsi fin au système semi-parlementaire tunisien, que Kaïs Saïed a toujours voulu remplacer par un régime présidentiel.
La fin de la cacophonie ?
Pour Kaïs Saïed, démanteler l’ARP était un objectif prioritaire. Les députés pouvaient, jusqu’alors, contrôler le gouvernement et nommer son chef. Les élus ont vu leur immunité levée et leurs salaires suspendus. Certains ont même été arrêtés, depuis le 25 juillet. Une situation qui n’a pas ému le peuple tunisien, las des querelles politiques et de la paralysie de ses institutions. Les gouvernements successifs ont laissé le pays dans une situation socio-économique grave, et les actions de Kaïs Saïed sont jugées salutaires.
C’est fort d’une certaine popularité — 72 % des Tunisiens le soutiennent selon un sondage récent — que le président tunisien a entrepris de mettre en œuvre certaines mesures. Mais en agissant ainsi, Kaïs Saïed risque d’« envenimer à terme la polarisation de la scène politique », selon la chercheuse Silvia Colombo, de l’Institut des Affaires Internationales (IAI). Le chef de l’Etat a bénéficié, pour en arriver là, du désastreux bilan du gouvernement Mechichi : « Ce n’est pas particulièrement surprenant si l’on considère le niveau d’approbation de l’ancien gouvernement, non seulement par le président, mais par de nombreuses couches de la société tunisienne », explique Silvia Colombo.
« De la mauvaise gestion de la pandémie à la corruption, il y avait des facteurs profondément ressentis, avec le désir d’un choc, d’un changement drastique. Le problème, est que ces mesures ouvrent clairement la porte à un chemin potentiellement dangereux, glissant, voire vers des formes d’autoritarisme populiste qui s’entrevoient non seulement dans la figure d’un président mais aussi dans la substance de ses décisions », conclut la chercheuse. La suspension de la Constitution de 2014 répond à ce « désir de choc », et le président bénéficie toujours de cet état de grâce.
Le président tunisien a les mains libres
Du président du parti islamiste Ennahdha, Rached Ghannouchi, qui condamne « l’abandon de la Constitution de 2014 », à l’ancien président tunisien Moncef Marzouki, qui estime que « Kaïs Saïed est une menace et qu’il doit être destitué », l’opposition dénonce une dérive autoritaire du président en exercice. Des critiques peu audibles pour les Tunisiens, qui ont offert à Kaïs Saïed un blanc-seing. Mais qu’en fera le chef de l’Etat ?
Politiquement, Kaïs Saïed a les mains libres : l’absence d’un cadre de contrôle de ses décisions lui permet d’imposer une nouvelle structure de l’Etat, de faire voter une Constitution par voie de référendum, de choisir son propre gouvernement et d’en être, de facto, le chef. Kaïs Saïed veut éviter la paralysie politique et, grâce à un « mandat de la rue », il peut décider de la durée de la transition et des prérogatives qu’il s’est lui-même fixées.
Au niveau international, Kaïs Saïed a fini par s’imposer. La communauté internationale réclame prudemment un retour à l’ordre institutionnel en Tunisie et pourrait considérer le décret du président comme allant dans ce sens. Kaïs Saïed bénéficie, de plus, des soutiens de l’Egypte, des Emirats arabes unis ou encore de l’Arabie saoudite. Quant aux voisins de la Tunisie, ils ne veulent pas s’ingérer dans la politique intérieure du pays.
Kaïs Saïed a-t-il déjà perdu ?
Malgré une large assise populaire. Kaïs Saïed voit cependant l’horloge tourner. Et au-delà des discours, le chef de l’Etat doit désormais passer aux actes. S’il l’a fait en suspendant la Constitution, sur le plan de la lutte anti-corruption, il a pris un sacré retard.
Dès la fin du mois de juillet, Kaïs Saïed a fustigé les chefs d’entreprises. Le président a, dès sa prise de pleins pouvoirs, promis de faire payer 460 hommes d’affaires qui auraient « spolié » le pays. Des hommes d’affaires qui ont été empêché de voyager, pour la plupart d’entre eux. Si la corruption, dans le milieu des affaires, a coûté des milliards de dinars à la Tunisie, les responsables des malversations sont toujours dans la nature.
Des conseillers de Youssef Chahed et de Hichem Mechichi, les anciens chefs du gouvernement, ont été placés en résidence surveillée. Outre Mofdi Mseddi, Belhassen Ben Amor et Lotfi Ben Sassi, on comptait une dizaine de personnalités politiques placées sous ce régime. Que leur reproche-t-on ?
Après avoir interdit de voyage les dirigeants politiques et les hommes d’affaires, Kaïs Saïed a lâché du lest. Il n’a toujours pas fait publier de liste des personnes qui auraient spolié le pays. Quant aux responsables impliqués dans des scandales de corruption, ils sont toujours libres à la différence des « petits poissons » qui alimentent chaque semaine la rubrique judiciaire des journaux tunisiens. Deux mois après avoir pris les pleins pouvoirs, « Monsieur Propre » réussira-t-il à faire enfin du propre ? Le temps passe, et la timidité de Kaïs Saïed dans sa lutte contre la corruption pousse le président tunisien vers un échec annoncé.