La nationalisation du pétrole algérien a fait, des années durant, l’objet d’une lutte intense entre l’Algérie et la France, raconte Radouan Andrea Mounecif, archiviste et doctorant en histoire de l’énergie à la Sorbonne.
Le 24 février 1971, il y a 50 ans, le président Houari Boumédiène annonçait aux cadres syndicaux de l’Union générale des travailleurs algériens sa décision de nationaliser l’industrie des hydrocarbures. Cette prise de contrôle par l’État de l’infrastructure de transport et de production, ainsi que de 51 % des actifs des entreprises pétrolières françaises, entraîne à l’époque un renversement des rapports de force entre anciens colonisateurs et anciens colonisés.
En prenant possession du pétrole et du gaz du Sahara, les Algériens accèdent à des ressources qu’ils pourront mettre au service des projets de développement du pays. Pour la France, cette décision implique la perte du monopole qu’elle avait imposé sur les gisements sahariens lors de la découverte d’Hassi Messaoud en 1956.
Ces deux perceptions opposées d’un même événement, relayées par les médias et les responsables politiques, ont contribué à renforcer le conflit de mémoires et à limiter la compréhension de l’histoire des relations franco-algériennes.
Choc économique ou révolution politique ?
En France, la nationalisation des hydrocarbures est présentée comme une page douloureuse de l’histoire de l’énergie. Dans ce sens, la prise de contrôle des entreprises françaises est associée à la fin de la longue phase de prospérité économique commencée dans l’après-guerre. Autrement dit, l’avènement de l’ère de la pénurie d’essence ferme la parenthèse des trente glorieuses et marque un coup d’arrêt dans la course de la France vers la modernité.
En Algérie en revanche, la nationalisation est saluée en tant que victoire contre l’ancienne puissance coloniale et ses entreprises, ces dernières étant perçues comme des instruments de la domination française sur le pays. Ainsi, quand le président Boumédiène prononce son fameux discours du 24 février, il exprime clairement la volonté de « porter la révolution dans le secteur des hydrocarbures » afin d’assurer la création d’une industrie algérienne autour de la société nationale Sonatrach.
Choc économique pour les uns, révolution politique pour les autres, la nationalisation des hydrocarbures adopte un sens différent si nous l’analysons dans son contexte historique.
Cette décision est en effet annoncée durant les négociations sur l’augmentation de la fiscalité et des prix du brut engagées par l’Organisation des pays exportateurs de pétrole avec les entreprises pétrolières qui jusqu’ici fixaient seules le cours du baril. La stratégie algérienne se révèle gagnante et d’autres États producteurs choisissent de l’imiter dans les mois qui précèdent le choc pétrolier de 1973.
Le succès des nationalisations confirme que les pays producteurs ne seront désormais plus des engrenages passifs d’une machine industrielle complexe et que le pétrole n’est pas l’affaire exclusive des grandes entreprises multinationales.
La formation de travailleurs locaux
L’histoire du pétrole saharien est souvent présentée comme un conflit qui a profondément influencé les relations entre la France et l’Algérie. Cela est dû à une vision très politisée du rôle joué par les hydrocarbures dans l’indépendance algérienne. Pourtant et en dépit de l’influence du système colonial, la conflictualité a été moins forte dans l’industrie du pétrole que dans d’autres secteurs tels que l’agriculture et la sidérurgie.
Lors du démarrage de l’exploration du Sahara au début des années 1950, les entreprises françaises manquent de connaissances techniques, de capitaux et de personnel qualifié. La Compagnie française des pétroles et les filiales du Bureau de recherche des pétroles – l’organisme d’État chargé de coordonner la politique nationale de recherche pétrolière – n’avaient jamais conduit des campagnes d’exploration d’une telle échelle en toute autonomie. Pour assurer le démarrage des chantiers, les entreprises doivent donc embaucher et former massivement des travailleurs locaux.
Métropolitains, « pieds noirs » et « Français musulmans d’Algérie » sont alors intégrés aux équipes techniques des sociétés. Certes, la domination coloniale ne remet pas en cause la hiérarchisation socioprofessionnelle et le système de division du travail. Mais le recrutement d’« indigènes » originaires des oasis sahariennes se révèle fondamental pour le développement de la jeune industrie.
La présence de travailleurs locaux au sein des entreprises pétrolières assure la naissance d’une classe ouvrière et d’une élite de techniciens qui assureront le bon fonctionnement des installations au lendemain de la nationalisation.
Du système de domination aux mécanismes de coopération
Quand l’Algérie devient un pays indépendant en 1962, les ressources du Sahara restent temporairement propriété des sociétés concessionnaires. Les grèves syndicales et les réformes socialistes inaugurées par le président Ahmed Ben Bella contribuent toutefois à accélérer la transition vers un nouveau mode d’activité.
L’Algérie obtient une participation dans le capital des entreprises auparavant contrôlées par le gouvernement colonial et introduit des obligations de recrutement et de formation des travailleurs locaux. L’« algérianisation » de l’industrie des hydrocarbures impose donc de mettre en œuvre une nouvelle stratégie de gestion des ressources humaines pour remplacer les Français expatriés par des techniciens locaux.
Par ailleurs, la création d’une association coopérative entre Sonatrach et les sociétés pétrolières permet à la France de sécuriser l’accès aux sources d’énergie alors que l’Algérie obtient l’assistance nécessaire à poursuivre ses projets de développement industriel.
La transition entre un système de domination coloniale et un modèle d’association coopérative contribue à repousser de plusieurs années la nationalisation des hydrocarbures et contribue à renforcer les liens entre les deux pays. La France peut préserver ses investissements stratégiques et accéder à une production d’énergie à faible coût.
En même temps, l’Algérie devient de plus en plus dépendante de la technologie et de l’expertise française pour assurer le développement de ce secteur industriel. Dans ce sens, si la nationalisation de 1971 permet de redéfinir les relations diplomatiques, elle a dans les faits peu de conséquences sur la coopération économique dans le domaine.
Une conciliation des mémoires manquée
Aujourd’hui, le récit de la nationalisation demeure profondément influencé par la rhétorique des médias algériens et des publications militantes qui célèbrent, chaque année, la victoire politique de Boumédiène vis-à-vis de la France. Renforcé par le silence assourdissant du débat français, ce phénomène a contribué à accentuer le conflit mémoriel et à cristalliser deux visions différentes de la confrontation franco-algérienne pour le contrôle des ressources sahariennes.
Le 24 février 1971 a certainement permis d’ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire de l’énergie. N’oublions pas toutefois que les négociations entre les cadres de Sonatrach et les représentants de la Compagnie française des pétroles et d’Elf Aquitaine ont entraîné la signature en 1972 de nouveaux accords d’assistance technique et de coopération industrielle. Dans les années 1970, l’Algérie a donc fourni le terrain idéal pour expérimenter d’autres formes d’interaction entre la France et les pays de l’OPEP et du tiers monde.
Si aujourd’hui l’Algérie est le 2ᵉ producteur de pétrole en Afrique et le 7ᵉ exportateur de gaz naturel au monde, ces résultats ne dépendent pas seulement de la disponibilité de ressources dans son sous-sol. Cela a été possible grâce à l’intense coopération technologique, industrielle et humaine qui a accompagné le développement de l’industrie nationale et a garanti à Sonatrach un accès privilégié aux marchés européens.
Comme l’explique René Gourgouillon, ancien négociateur de la Compagnie française des pétroles originaire d’Afrique du Nord,le développement de la coopération franco-algérienne dans le domaine des hydrocarbures est le fruit « d’une forme d’entente dont nous ne sommes pas toujours conscients ».
Radouan Andrea Mounecif, archiviste et doctorant en histoire de l’énergie, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.